Le Figaro littéraire, 9 novembre 2017, par Thierry Clermont

Une grande peur d’enfant

Portrait d’un père de famille hanté par quelques images violentes

« Cette grande tristesse qu’il emporte avec lui, cette mélancolie soudaine et lourde où palpite en douce une grande frayeur, une grande peur d’enfant, de très loin remontée, qui le suit, qui l’escorte jusqu’au bout, jusqu’au seuil de chez lui, et après encore, qui se glisse avec lui par la porte, à l’intérieur, s’incruste dans la pénombre fraîche de l’appartement et s’installe là, comme à demeure. »
Père de famille effacée, fermé aux émotions, insensible aux spasmes de l’Histoire et à « la déferlante des atrocités », le protagoniste du troisième roman de Pierre Demarty, également éditeur et traducteur, voit sa vie bouleversée un soir d’été par le télescopage de deux images. La première est une photo qui a fait le tour du monde et des écrans, celle du petit Kurde de Syrie mort et échoué sur une plage incolore, le regard éteint butant sur le sable. L’autre est la scène dramatique tirée d’un film, sur une autre plage, faite de galets, au pied d’une falaise. C’est un soir d’été ; il est seul ; sa femme et ses enfants sonne en villégiature, à la campagne. C’est un homme simple. « Il a lu des livres, souligne Pierre Demarty, il a acheté des choses. Il a vu des films. Il a fait des rencontres. Il a connu l’amour, les joies et les peines, les chansons. » Un personnage tombé des pages d’un Italo Svevo ou d’un Emmanuel Bove. En cale sèche.

En lisière des choses

A partir de là, à partir de cette épiphanie, avec un art de la délicatesse et du contrepoint, servi par une plume élégante, l’auteur de Manhattan Volcano va brosser le portrait de ce quadragénaire jusque-là « en lisière des choses », alors que les images des petits garçons sur la plage – qui agissent comme un leitmotiv – continuent de le hanter. L’heure est venue pour lui d’apprendre le métier de vivre : sa femme et ses deux jeunes fils l’attendent. Il saura porter sur eux un regard de bonté et de miséricorde. Un regard de grâce, au milieu de scènes d’enfance. Penché sur « leur débauche infatigable de vie au beau milieu d’un monde qui n’est que mort ».
« De quels fantômes, de quelles fêlures sommes-nous les hôtes ? » interroge Pierre Demarty, au tournant de ce roman aussi vertigineux que poétique, rappelant au lecteur que cette question constitue l’axe cardinal de ces pages et qu’elle s’est immiscée, bon gré mal gré, au cœur de nos vies.
Un magistral opus n°3 !