Luis Miguel Dominguín

Luis Miguel González Lucas (1925-1996), dit Luis Miguel Dominguín, matador espagnol.

 

Luis Miguel Dominguín, par Jacques Durand

Dans les années cinquante, soixante et au-delà, la rumeur du grand monde relayée par quelques magazines de haut tirage donnait régulièrement des nouvelles d’une sorte de héron dédaigneux couvert de femmes et de taureaux morts : Luis Miguel Dominguín cadastrait le clos de la renommée avec ses jambes de compas. On le voyait à l’entrée de l’hôtel Claridge à Londres avec Ava Gardner, il se fâchait avec Hemingway au bord d’une piscine à La Havane, paradait à Hollywood avec Rita Hayworth, fêtait à Vallauris avec un Picasso en short les quatre-vingts ans du peintre également parrain de sa fille Paola, jouait à faire du cinéma avec Jean Cocteau dans Le Testament d’Orphée et les grottes des Baux. Rafael Alberti lui écrivait des poèmes. Luis Buñuel tentait de le convaincre de la mystique érotique de la corrida. Il chassait avec Franco qui lui demandait des nouvelles de Domingo son frère communiste, faisait de Luchino Visconti le parrain de son fils le chanteur Miguel Bosé. Rien à redire. Le petit-fils de Pilar qui, à Quismondo près de Tolède, vivait très pauvrement du ramassage des pois chiches et de quelques larcins agricoles en portant le deuil de dix enfants morts était, tout naturellement, un héros de ce clan où l’on roulait en Hispano-Suiza et où l’on fouinait chez les antiquaires de Leningrad. Très tôt l’élégante silhouette du torero Luis Miguel Dominguín est apparue là où les demi-dieux de ce demi-siècle jouaient, s’aimaient, se déchiraient, tiraient la perdrix, soufflaient des bougies d’anniversaire, mouraient. Le 28 août 1947 il est à Linares, en haute Andalousie, où il doit toréer des Miura. Le matin de la course, Manolete, également à l’affiche, lui souffle : « J’en ai assez ! » Quelques heures plus tard, dans l’infirmerie des arènes, Luis Miguel Dominguín regarde une femme de ménage éponger au torchon le sang de l’idole de l’Espagne grise qui agonise en public dans la fumée des cigarettes et, dira-t-il, dans une ambiance de bar de casino provincial.
Dans les vacances de son personnage de séducteur mappemondial, Luis Miguel Dominguín s’employait, sans effort apparent, avec une tauromachie logique et « scientifique », à être ce qu’il était : le meilleur matador de toros de l’après-Manolete. Avec une chimie différente. Manolete était le torero de la sécheresse emphatique quand Luis Miguel sera celui de la domination insolente et du pouvoir désinvolte. À douze ans, son fils Miguel le lui dira, un jour de corrida à Barcelone : « C’est plus facile pour toi. Tu devrais être moins payé que les autres. » Plus facile ? Pas si sûr. Mais le cadet de la dynastie taurine des Dominguín, qui avait toujours l’air de vouvoyer les taureaux même lorsqu’il partait les attendre à genoux à porta gayola, à la sortie du toril, semblait vouloir, dans son long corps de mante religieuse, incarner la volonté baudelairienne et dandy d’être sublime à tous les instants. Y compris ce jour de l’été 59 à Valencia lorsque, au cours d’un mano a mano avec son beau-frère Antonio Ordoñez, un taureau d’Ignacio Sánchez lui ouvrira le ventre de haut en bas, vingt et un jours avant qu’un autre, à Bilbao, le coince contre un cheval de picador et l’encorne à nouveau à l’endroit même de la cicatrice, mal refermée. L’insistance est une figure de la rhétorique du taureau.
Avec Picasso, la relation affective mettra un certain temps à trouver sa distance et son terrain, comme dans ces faenas qui débutent dans la suspicion avec des passes de tanteo, d’évaluation, voire de châtiment. C’est que le goût taurin de Picasso ne le portait pas vers l’érudite tauromachie « vitrifiée » de Luis Miguel. Il était comme le bon gros public : peu regardant sur la technique. Il aimait le combat ostentatoire, le corps à corps, l’empoignade dramatique : Chicuelo II ou, plus tard, Miguelín. Avant de le connaître, il disait de Dominguín qu’il était « un torero pour la Place Vendôme ». Peut-être était-il vexé, également. À l’inverse de tous les toreros venant toréer en France, et à Arles plus particulièrement, Luis Miguel ne lui brindait pas ses toros. Ainsi le lendemain de leur rencontre, ménagée par Jean Cocteau, en 1950. Picasso est assis aux côtés de Cocteau et c’est à Cocteau que Luis Miguel offre son combat. Il recevra, en retour et en cadeau, une montre dorée. « En or d’Allemagne », dira Picasso, ironique.
Plus tard, le peintre s’avouera incapable de dessiner un toro en présence de Luis Miguel. La saison terminée, il l’invite chez lui en Provence pour faire son portrait et lui offrir l’œuvre. Dominguín « oubliera » l’invitation. Il avait juste un peu plus de vingt ans et seulement un petit mois de liberté arraché au despotisme du toro pour, entre la fin de la temporada espagnole et le début de la saison américaine, vivre selon ses désirs. À savoir chasser, séduire, voyager, retrouver « sa cour » et Don Marceliano, un lilliputien docteur en droit et en philosophie qui se mettait des culottes courtes et fumait de gros cigares. Picasso le lui reprochera : « Quand je promets à quelqu’un de le peindre, normalement, il vient tout de suite. » Réponse : « Pablo, essaie de me comprendre. Je veux que tu me peignes lorsque tu me connaîtras bien. Pas avant. » Leur véritable affection et leur mutuelle estime ont sans doute grandi sur cette passe d’armes à visage découvert. Picasso, qu’il voyait régulièrement, lui demandera par la suite de lui écrire, afin de l’illustrer, un traité de tauromachie comme le torero Pepe Hillo l’avait fait ou fait faire au XVIIIe siècle. Luis Miguel refusera sous l’évidente raison que ça ne servait à rien, que « les taureaux ne savent pas lire », que le vécu d’un torero est incommunicable et que, dans ce domaine, « tout est relatif ». Il s’était cependant chargé quelque temps auparavant de lui envoyer un prologue pour ouvrir l’album Toros y toreros. Il l’avait fait in extremis mais dans les temps, et d’Amérique où il toréait. Le « in extremis mais dans les temps » est un concept et un réflexe éminemment taurins.
Après avoir, comme le dit la langue des tabloïds, « défrayé la chronique », Luis Miguel Dominguín fraie maintenant avec la solitude dans sa propriété de la Sierra Morena. Son texte laissait présager ce changement de tercio : « J’ai su, dès le premier instant, que je ne m’en tiendrais pas là… »

Aux éditions Verdier