Emmanuel Venet

Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud

Collection : Verdier/poche

96 pages

4,80 €

978-2-86432-764-6

juin 2014

(collection d'origine : collection jaune)

Gaston Ferdière, c’est ce psychiatre inconnu qui a reçu et soigné Antonin Artaud à l’hôpital de Rodez entre 1943 et 1946. La mémoire collective a gardé de lui l’image tremblée d’un aliéniste incapable de distinguer la littérature de la graphomanie, d’un père-la-morale acharné à ramener Artaud au bercail de la raison ordinaire. Autant de contresens. Homme sensible et cultivé, praticien généreux et compétent, Ferdière n’a guère péché que par manque de souffle poétique et de foi en lui-même. Poète mort sans œuvre et psychiatre injustement désavoué, il nous laisse l’énigme d’une vie ratée avec tant d’application qu’elle mérite, à coup sûr, le détour.

Il n’est pas homme à se soustraire à son devoir, Ferdière : s’il ne garde aucun souvenir de l’opiomane un peu fêlé croisé un soir de trente-cinq, il a lu Le Pèse-Nerfs et connaît les Allemands. La manœuvre s’annonce délicate, Chezal-Benoît servira de relais avant le passage en douce de la ligne de démarcation. Le onze février quarante-trois, arrive à Rodez un affamé que le destin héberge dans la carcasse d’Antonin Artaud, poète mort à Babel deux ans plus tôt et qui a traversé les siècles depuis Hippolyte ou Arto, ses incarnations antiques. Le nouvel habitant de ce corps supplicié s’appelle Antonin Nalpas, il a lui-même une famille à prévenir, son père Joseph et sa mère Marie, sans oublier sa sœur Germaine. Méprise sur l’identité et internement arbitraire, le bon docteur Ferdière n’aura qu’à rétablir la vérité pour faire relâcher son prisonnier – qui se trouve être aussi, ce onze février, son invité à la table familiale, où il postillonne et pue comme dix.

Il faut se le représenter, l’ancien limeur de rimes désormais accablé de responsabilités, obligé de composer avec la folie, les restrictions, la mort et les chicaneries de l’administration française, miraculeusement rescapées du saccage de la République. On n’attend plus de lui des poèmes, ni même des opinions sur la pulsion créatrice, mais des certificats en bonne langue médico-administrative. Pas question de finasser avec le Code de la Santé Publique, ni de suggérer qu’un poète mort peut se cacher sous les oripeaux d’un fou ou d’un psychiatre vivant : Artaud est Artaud, poète en péril mais citoyen régulièrement inscrit sur le registre des entrées. Reste donc à le maintenir bouclé dans les formes, peu importe que Nalpas se laisse ou non déloger de sa généalogie imaginaire.

Cerletti, bien sûr, parce qu’aucune autre méthode ne donne alors de meilleurs résultats pour aussi peu de risques. Cerletti, ses électrochocs, l’ombre portée du Duce et des cochons sur le lit de douleur, en ces temps où l’Allemagne massacre ses fous comme autant de bouches inutiles. L’appareil portatif de Lapipe et Rondepierre, les électrodes posées à cru sur les tempes et le gros bouton qu’on enfonce pour déclencher le spasme, après quoi le corps se tend comme un arc avant de panteler, bleui, râlant, agonique. Après la première séance, Nalpas se plaint d’être démagnétisé. Deux mois plus tard, il juge la secousse salutaire et redevient Artaud. Il consent même à être né le 4 septembre 1896 à Marseille, et resté lui-même à travers quarante-sept ans d’épreuves. Lui qui n’écrivait plus depuis Dublin se rassoit enfin à une table et recommence d’y forger la langue qui n’appartient qu’à lui. À charge pour le médecin-chef de fournir les cahiers et d’entretenir le flou sur son adhésion au délire – et au traitement.

Prix du Style, 2006

La Lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2007, entretien réalisé par Anne Boissel

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« Le Bateau livre », entretien avec Frédéric Ferney, France 5, dimanche 16 avril à 10h
« Le Livre du jour », France Culture, jeudi 23 mars 2006 à 11h20
« Tout arrive ! », France Culture, jeudi 23 mars 2006 à 12h30