Boris Vakhtine

La douceur chardon de l’absinthe

(Ainsi passa ma vie)

Récit. Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

Collection : Slovo

128 pages

13,18 €

978-2-86432-317-4

janvier 2000

À travers une série de tableaux et de portraits, la plume alerte, corrosive ou tendre de Vakhtine plante le décor quotidien du Leningrad des années cinquante.
Dès les premières phrases, nous voilà en parfaite connivence avec ce monde loufoque où l’absurde le dispute au tragique et où le sourire vire parfois à la grimace.
Chaque personnage pourrait, comme le dit l’auteur, faire l’objet d’un roman à lui seul tant le projet soviétique n’a rien gommé des rêves de toujours et des destins individuels dans un pays qui n’en finit pas de se chercher.

La douceur chardon de l’absinthe
Si vous voulez comprendre la spirale de ce pays qui est le nôtre, et puis ses yeux, aussi, je vais vous dire un de mes tracas : on nous appelle des Ivan, mais, hou-là ! c’est qu’il y en a de toutes sortes !
Des Ivan-qui-avait-oublié-son-père ;
Des Ivan-IV-le-Terrible ;
Des Ivan-Tsarévitch ;
Des Ivan-le-Simplet ;
et, au-dessus d’eux tous, impensable pour la Russie, ignoré de tous – mais il existe bel et bien, comme vous et moi –, un Ivan jamais vu, inouï : Vanka-Caïn.
Aux uns, les trous de mémoire ;
aux seconds, la chakpa du monomaque ;
aux troisièmes, la princesse-grenouille ;
aux quatrièmes, l’oiseau de feu.
Vanka-Caïn, lui, n’a reçu en partage de la mère-patrie que la douceur chardon de l’absinthe. Elle lui est un tapis, son unique couche. […]

 

L’enfance de Caïn
Enfant, Caïn, comme tout un chacun, avait eu une mère, avec caresses et gratouillis sur le crâne, nourriture de premier ordre, et ainsi de suite, à n’en plus finir. Il était son premier-né, son unique aussi, les autres n’ayant pas survécu.
Et, avant d’être orphelin, Caïn avait été un fils respectueux. En cela seulement, il s’était dominé et, pourrait-on dire, avait triomphé de lui-même, car pour tout le reste, il n’était que frénésie – la frénésie du joueur –, et il avait misé de plus en plus gros. Enfin, quand il n’avait plus eu le moindre atout en main…
L’oncle Sacha exhala un profond soupir.
— Oui, plus le moindre atout… Pour moi, il ne va pas tarder à jouer un dernier coup : sa vie, sa propre vie, contre le monde entier. Le Seigneur nous épargne, qu’Il nous sauve et nous préserve d’une telle frénésie. Il s’est mis dans l’idée de décrocher le gros lot, c’est là son principe de conduite, son but et sa réalisation. Il se figure, faut croire, que pareille audace lui vaudra le salut et l’amour. Notez qu’il pouvait gagner… comme le jour où il a fait le mur de l’école pour aller laver les planchers à la place de sa mère. Mais la chance lui a fait faux bond…

— Qu’est-ce que t’y peux, Caïn, dit Marie, qu’est-ce que t’y peux ?
Il gisait chez elle sur le lit, pareil à un oiseau mort, ou un soldat face contre terre, comme jamais ne tomberait un ivrogne : il fallait avoir tous ses esprits pour s’abattre ainsi, les bras en croix, le visage de côté.
Elle ne trouvait rien d’autre à dire, si elle voulait rester elle-même, c’est pourquoi elle répéta :
— Qu’est-ce que t’y peux, Caïn ?