Francis Marmande

À partir du lapin

Journal taurin

Collection : Faenas

192 pages

15,22 €

978-2-86432-359-4

mai 2002

José Bergamín et Luis Buñuel un soir de septembre à Madrid, devant la carte de La Sirène Verte : « Pepe, que dirais-tu d’un carré d’agneau avec moi ?

— Non Luis, non, fait Bergamín. Je peux manger tant que tu veux des escargots, des gambas, des petits oiseaux… mais pour moi, à partir du lapin, ça ressemble trop au toro. »

La corrida est comme le jazz: un poste d’observation singulier sur le monde, un lieu de palabre sans fin, un de ces points de la planète d’où l’on peut essayer de comprendre moins mal. Une façon différente d’être malheureux. L’autre insomnie.

À partir du lapin : quinze ans de chroniques taurines dans Le Monde.

28 avril 1989

José Bergamín, la musique intérieure du toreo

José Bergamín et Luis Buñuel un soir de septembre à Madrid, devant la carte de La Sirène Verte :
— Pepe, que dirais-tu d’un carré d’agneau avec moi ?
— Non Luis, non, fait Bergamín. Je peux manger tant que tu veux des escargots, des gambas, des petits oiseaux… mais pour moi, à partir du lapin, ça ressemble trop au toro.

La Solitude sonore du toreo est le dernier livre de Bergamín. Bergamín parle de la música callada del toreo, la musique muette, secrète, réduite au silence, du toreo: la musique tue, sa musique intérieure. Puisqu’il emprunte la formule au Cantique spirituel, Florence Delay, sa traductrice, la croise avec l’autre parole de Jean de la Croix: musique tue (música callada) ou solitude sonore (soledad sonora).
C’est une préférence à la Bergamín.
Andalou de Madrid (1895-1983), catholique, républicain corps et âme, Bergamín pratique une poésie de la flèche, en style de philosophie brève: par jaculation, paradoxes, aphorismes, ou alors, de rapides traités.
En 1933, il fonde Cruz y Raya, « revue d’affirmation et de négation ». La guerre civile est pour lui le premier acte de la destruction de l’Europe. Depuis 1937, il préside le Congrès international des écrivains. Guernico, le personnage mis en scène dans L’Espoir, c’est lui.
En 1939, Bergamín s’exile en Amérique latine avant de séjourner à Paris. Il publie des essais critiques et des recueils de poèmes (Frontières infernales de la poésie), revient finir sa vie à Madrid où il vit dans le dénuement. En 1983, il choisit Fontarabie comme dernière terre, et le drapeau du peuple basque (l’ikurriña) pour linceul « afin de ne pas donner [ses] os à la terre espagnole ».
Ni castagnettes, ni paella, ni torerencia. Dans la pensée de Bergamín, dans sa vie, la violence des contradictions, le génie de l’ironie, le contrepied créent l’immédiate tension.
L’Art de birlibirloque ouvre une œuvre qui s’achève par La Solitude sonore du toreo. Des deux essais consacrés à la « question palpitante du toreo », le premier est éthique et politique, le second plus intime. Dans L’Art de birlibirloque, magie, passe-passe, embrouille, Bergamín scrute la poétique de José Gómez Ortega, Joselito, le dernier des grands toreros du dix-neuvième siècle, le premier du vingtième Il laisse royalement de côté – Carlos Arevalo n’est pas le seul à l’observer – l’aspect sacrificiel dont Michel Leiris fait la clef de son Miroir de la tauromachie. Il a vu et compris, de première main, les plus illustres à leur juste place. Nous sommes en 1930, dix ans après la mort, en plaza de Talavera de La Reina, de Joselito. Bergamín exprime du toreo son universalité. En tout cas, pas l’espagnolisme. Il en aime la pointe, l’agilité extrême, acte de grâce qui se fond dans l’instant.
De retour d’exil, changement de tableau. Détestant dans le toreo la pornographie de la mort et du hiératisme à quoi l’a réduit le franquisme, il en exalte la musique intérieure, l’affirmation déroutante de la vie; cette géométrie gracieuse qui s’invente dans la lenteur (Belmonte) et s’accomplit par éclairs, ou plutôt qui arrive quand elle arrive – chez les Gitans et les Sévillans d’importance, les toreros de arte.
Il se concentre sur ce qu’on entrevoit, au mieux, et qui ne se fixe que dans la mémoire éblouie: la palpitation, l’intelligence changée en rythme, en musique intérieure, en solitude sonore. Son livre est dédié au plus insaisissable, au plus imprévisible des toreros actuels (il a à peine quarante-neuf ans), le gitanissime Rafael de Paula. Cette dédicace tardive de Bergamín plonge les aficionados dans une stupeur aussi colorée que son ralliement à la lutte de libération du Pays basque.
Avec ses partis pris – mais non, les partis pris ne se changent pas chez tous en exercice spirituel –, sa poésie analytique est une énigme limpide. La juste précision du secret.