Benjamin Fondane

Le mal des fantômes

Nouvelle édition. Établie par Patrice Beray et Michel Carassou, avec la collaboration de Monique Jutrin. Liminaire d'Henri Meschonnic

Collection : Verdier/poche

288 pages

10,00 €

978-2-86432-485-0

novembre 2006

« De tous les poètes ses contemporains, pas un, ni même ceux qui ont été dans la Résistance, pas un n’a écrit la révolte et le goût de vivre mêlé au sens de la mort comme Benjamin Fondane. Sa situation de fantôme lui-même, y est sans doute pour quelque chose : un émigrant de la vie traqué sur les fleuves de Babylone.
Contre les dualismes de la philosophie, il est dans le continu de la vie à partir du poème et du poème à partir de la vie. Par là il est présent. »
Henri Meschonnic
Ce volume regroupe sous le titre Le Mal des fantômes les cinq livres de poèmes écrits en français, suivant le désir exprimé par Fondane dans la lettre qu’il a pu faire parvenir à sa femme du camp de Drancy où il fut interné du 14 mars au 30 mai 1944.

Titanic

C’est un rêve effrayant et je m’y trouve encore.
– Une chose mouvante et qu’on appelle Terre
coule à pic, lentement, hors du regard de l’être…
À bâbord, le linge sèche comme avant le déluge,
calme le jeu d’échecs se poursuit, un pion avance,
la danse dans le hall pénètre dans les chairs
avec l’odeur sucrée des tropiques…

Sur le pont qui descend lentement hors du regard de l’être
la lumière est debout, elle a peur de tomber,
les hommes sont debout, ils ont peur de s’étendre,
congrès de fantômes debout,
ils crient : « Qui veut bien m’acheter ?
Tant pour ma liberté, tant pour ma conscience,
tant pour mon corps, ce n’est pas cher,
baisse de prix sur la justice,
quarante sous la sainteté
saison de blanc, Dieu est en solde,
la vente se fait au comptant ! »

Et parmi eux, à travers eux, en eux,
secrète, répugnante,
une chose invisible, tenace, obscène, lente,
suscite des rapports nouveaux,
éclate comme un pus patiemment mûri,
fait sourdre le soleil terreux des insomnies,
monte dans les gosiers comme un vomissement,
bleuit la rose des cancers
sous la dentelle des corsages,
et soudain c’est un vent furieux de destruction
immobile – dégels dans les pôles, démences,
longues agressions mijotantes, perfides,
couvées aux chefs-lieux de l’esprit,
et la valse du malaise emmêle les chairs pantelantes,
secoue le plateau à verres des danseurs,
opère les échanges, les assouvissements,
les blessures primordiales,
le réveil des substances humides au plaisir,
la délectable angoisse
de gaspiller l’éternité
pour une longue et pleine minute de néant.

À cinq minutes de la fin du monde
l’orchestre attaque le Tonnerre…
La Beauté meurt d’épuisement
sur les genoux des spectateurs
émus par cette Nuit savoureuse entre toutes…

[…]