Julio Llamazares

Scènes de cinéma muet

Roman. Traduit par Michèle Planel

Collection : Otra memoria

160 pages

13,79 €

978-2-86432-260-3

mars 1997

Au fil d’un album de photographies, Scènes de cinéma muet évoque l’enfance du narrateur dans un village reculé de la province minière de León.
Le style de Julio Llamazares s’affirme ici jusqu’à la perfection. Sous les mots justes et précis, bat en sourdine l’émotion. Parents, voisins ou amis, chaque tableau met en mouvement un petit peuple d’anonymes que l’écrivain campe dans la dureté de la vie quotidienne.
La véracité du trait n’exclut ni la poésie des êtres, ni la tendresse de l’évocation. Et si le goût du souvenir est amer, la pudeur et l’authenticité du ton, la puissance enveloppante de la narration imposent au lecteur ce passé revisité par les nécessaires mutations de la mémoire.

Elle est étrange, la manière dont s’éclaire et se manifeste la mémoire. Quand j’ai commencé à écrire ces notes (légendes personnelles de photographies pour cet album perdu de mes années à Olleros), je ne croyais me rappeler que quelques noms et quelques images lointaines miraculeusement arrachées à la voracité du temps qui passe. Mais au fur et à mesure que je les contemple – et surtout que je cherche au-delà –, mes yeux s’illuminent, les photos s’animent, elles retrouvent vie comme ces affiches que je voyais à la vitrine du Minero. Sauf qu’étant celles de ma vie, moi seul ai le pouvoir de leur attribuer son et mouvement.
C’est ce qui se passe avec les souvenirs. Parfois – la plupart du temps – ce ne sont que des affiches, des scènes d’un film réduit à quatre ou cinq moments, auxquels seul peut donner vie le projecteur déformant de la machine du temps. Une machine aussi vieille, aussi capricieuse parfois, que celle que monsieur Mundo allumait, quand commençait le film, dans l’obscurité tiède de la cabine, et qui me transportait bien loin de ce pauvre cinéma de campagne. Toutefois on ne peut comme lui arrêter ou supprimer à discrétion les souvenirs.
Les souvenirs simplement se succèdent. Ils apparaissent soudain au détour d’une photo, ensuite ils passent lentement devant nous puis disparaissent (parfois, souvent, pour toujours). C’est pourquoi, afin de ne pas les perdre à nouveau, je me suis mis aujourd’hui à écrire, après tant d’années passées sans les regarder, les légendes de ces photographies que ma mère a rangées et conservées jusqu’à sa mort et qui, comme de vieilles affiches, résument à travers leurs images le film d’un temps qui, sans que j’en aie eu conscience, s’est enfoncé dans l’oubli au plus profond de ma mémoire, comme les bobines inutilisables et brûlées sous les combles de la cabine du Minero. Celle-ci par exemple : une après-midi d’hiver au Tercero d’Olleros (ainsi s’appelait la montagne à l’entrée du village), mes amis glissent sur la neige tandis que je les regarde de loin, assis, au premier plan, sur la borne kilométrique en pierre.
Ainsi, à première vue, c’est tout ce dont je me souviens, tout ce que je pourrais écrire sur cette image que le photographe a prise à notre insu (si l’on en juge d’après le cadre, il a dû le faire de la colline qui se trouvait au bout de la pente). Mais à mesure que je la contemple, les figures s’animent et retrouvent vie, et le paysage acquiert insensiblement dimensions et relief. C’est la machine du temps qui se met en marche, le projecteur de la mémoire éclaire le film de cet après-midi d’hiver et l’envoie sur l’écran flou des souvenirs et des songes.
— Viens, Julio, n’aie pas peur.