Georges-Arthur Goldschmidt

Le poing dans la bouche

Collection : Collection jaune

112 pages

13,18 €

978-2-86432-404-1

janvier 2004

Il s’agit dans ce petit livre de retracer la découverte de l’existence entre et par deux langues.

L’allemand maternel bien aimé, la langue des émerveillements et des étonnements premiers, fut aussi la langue interdite, la langue à jamais défigurée par l’horreur nazie, recouverte et sauvée par la langue d’accueil, ouverte et libératrice, le français.

D’une langue à l’autre, les assises du soi se fondent et se constituent à travers les aventures littéraires, des contes de Grimm et du Struwwelpeter à Pascal et La Bruyère et d’Eichendorff à Kafka, c’est par les deux langues que passe l’édification de cette certitude vide et indémontrable qu’aucune langue n’épuise et qui survit à toutes.

Or, tout arriva en même temps, ce même jour d’octobre 1943 fut celui aussi d’un double accès à l’écriture. Au lieu de me donner, comme de coutume, à copier deux cents fois : « Je dois apprendre à ne pas bavarder en classe » ou « Je vais recevoir la fessée parce que je suis un paresseux », on se mit en tête de me faire copier « Le distrait » extrait des Caractères de La Bruyère. C’était la première fois que j’écrivais du français de cette façon-là. J’eus l’impression de planer au-dessus du texte, je n’avais jamais encore remarqué le bizarre et pittoresque agencement de toutes ces lettres qu’on n’entendait pas, pour la plupart, quand on lisait à haute voix et qui semblaient orner la page ; leur succession me surprenait, cela virevoltait élégamment. Dans la détresse quotidienne, cette langue que je recopiais ainsi faisait un surprenant et merveilleux refuge.
Tout y était différent de mon allemand maternel. Tout s’y passait autrement. Sous les phrases parfaites de La Bruyère se profilait, malgré moi, cette langue allemande. Elle était là, bloc d’effroi et de terreur, comme si on avait supplié jusqu’aux arbres de prendre votre place ; jusqu’aux clôtures de jardin qu’on enviait de ne pas être vous. Les uniformes brun-jaune avec le baudrier oblique du parti nazi, le NSDAP : l’épicier, le marchand de charbon, l’instituteur, tous ces gens qu’on connaissait et redoutait, raides, bottés, en rangs, qui défilaient dans les rues du village en brandissant le drapeau à croix gammée.

Prix France Culture, 2004

La Quinzaine littéraire, 16 février 2004, par Bertrand Leclair

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