Jacques Réda

La sauvette

Collection : Collection jaune

160 pages

13,18 €

Tirage de tête : 39 €

978-2-86432-217-7

février 1995

D’Apollinaire à Valéry dans l’ordre alphabétique et, pour la chronologie, de Mallarmé à Jude Stéfan, cet ouvrage réunit, à propos de quarante-neuf poètes, quarante-six aperçus, coups de sonde, impressions, croquis.
C’est à la fois un inventaire (donc incomplet) et une sorte d’éventaire (donc de poids modéré). L’auteur s’y est efforcé de mettre à profit certaines contraintes – de brièveté, de vitesse – en général incompatibles avec les vertus – d’approfondissement, de patience – dont font preuve les exégètes vraiment professionnels.
D’abord distribués comme à la sauvette, voici une quinzaine d’années, dans un quotidien du matin, ces articles, composés pour répondre à leur mode de publication, sont en effet les fruits d’une ferveur plutôt que d’une méthode. Et, avec leur contenu parfois apparemment léger, ils restent prêts à s’évanouir devant toute descente comminatoire de la critique.

Quelqu’un
     Jean-Paul de Dadelsen

Si l’on pense à tous les professeurs dotés d’idées brillantes et d’un derrière lustré, à tous les secrétaires de mairie fondateurs de prix littéraires, à tous les inspirés amers qui, chacun dans son coin, à-la-lignent pour une subvention des instances culturelles, on peut croire que la directive de Lautréamont a été suivie d’effet. Comme au temps où les bacheliers rimaient sous les ombrages, où les demoiselles remplissaient leurs keepsakes avec de jolis vers, la poésie, et mieux (car avec un succès inégalé sur le plan statistique), est désormais faite par tous – non par un. C’est-à-dire, selon un gauchissement peut-être inhérent à la démocratie (pardonnons-lui gaiement ce défaut), non par un « tous » du chœur humain à son apothéose, mais indifféremment par tout le monde donc par n’importe qui – et, en définitive, par personne. Or il faudra toujours quelqu’un. On ne sait ce qui en décide : on le constate – ou on le nie si l’on en ressent une vexation.
Dadelsen embarrasse (parfois donc vexe) pour cette raison qu’il est d’abord quelqu’un. Et nullement quelqu’un se prenant pour quelqu’un d’unique, de rare ou de spécialement précieux, et s’adonnant à la poésie pour montrer, comme Cingria le notait sans référence particulière, que l’on est peuplé de séraphins et que d’autres n’ont pas cela. Ni même, ne tardons pas à le préciser, pour quelqu’un qui trouverait, dans sa conscience de n’être pas grand-chose, des motifs d’exalter l’avachissement du « quotidien », la sécurité du quelconque, voire la pure transparence promise aux êtres sans épaisseur. Celui qui a été craché des ténèbres de la baleine personnelle / sur un rivage vide où il n’a pas su parler à Dieu, dit-il après avoir évoqué longuement l’épreuve de la guerre, celui-là, que fera-t-il ? Celui-là fera quelques-uns des plus beaux poèmes du milieu de ce siècle, et justement peut-être parce qu’il vit dans l’entre-deux, là où il n’y a plus que du langage pour exister. Ce vide, qui a retenti des accents de poètes si divers, Dadelsen y pénètre non sans précautions comme instinctives, mais sans rien renoncer de la personne tumultueuse qu’il est. Je relis (en fait je n’ai pas besoin de les relire) les deux premiers vers de ce qui, sans doute, ne fut pas son premier poème, puisque les dates de composition prouvent qu’elle s’est poursuivie en contrepoint de la plus grande partie de son œuvre, interrompue en 1957 par la mort. Toutefois Bach en automne est le premier poème qu’il publie, et c’est lui qui ouvre son recueil posthume, Jonas. Il s’y avance dans la poésie – dans le vide de l’entre-deux – de cette manière à la fois grandiose et simple qui le singularisera. L’humilité se marque dans le choix d’une forme presque narrative, où la majesté s’autorise de celle du narrateur. Mais peu à peu le mouvement de la prosopopée se renverse : à la fin, est-ce Bach qui parle encore, ou Dadelsen par le biais de ce substitut ? D’emblée présente avec sa force paisible et organisatrice dans la carrure proprement rythmique du premier vers, dans la symétrie de quatre mesures à la légèreté de prélude (on peut introduire une syncope au milieu de la première et à la fin de la quatrième, qui enjambe sur le vers suivant) : Les Juifs ce soir, sous les tilleuls, près des remparts, en prenant soin…, la figure magistrale se déploie ensuite avec tous les fastes de la fugue. Peu à peu en même temps elle se resserre sur son humanité (La terre apprise avec effort est nécessaire), et le jeu parfaitement dominé des nombres sur les claviers se raccorde au tourbillon de vie et de mort où se cache le Nom indéchiffrable.

Presque tous les plus grands poèmes de Dadelsen commencent de cette façon, piano et hors tempo, pourrait-on dire, comme pour imposer d’abord le calme, suspendre le flux désordonné des pensées et des émotions surgi d’une polémique intime. Ainsi : Arrête-toi [Exercice pour le soir], ou : Voici / dans la vitrine de comestibles fins / les noirs homards, les langoustes… [La Fin du jour], ou bien :les religieuses à grosses joues / rouges, à gros mollets, à gros / derrière le dimanche… [Femmes de la plaine] ; ou encore (une des cinq variantes du précédent) : Par temps clair / après la pluie, de la / lucarne du grenier, on voyait… [Mort de la femme du pharmacien]. Toujours (même au début deJonas ou d’Oncle Jean), comme une quête de la juste tonalité dans une succession de notes dictées par une scène, un souvenir, ces quelques accords de passage entre le tumulte intérieur et une orchestration de ses voix dissonantes par le poème ; cet appel au recueillement et à l’attention, et cette recherche, à travers l’énumération de plusieurs sensibles, de la tonique fondamentale qui, à la fin d’Exercice pour le soir retentit avec la plénitude sourde et brutale d’un son sans harmoniques :
Nous fûmes entiers carapacés de noir et de dur.
Éternel, tu nous as rompus. Où est présentement
le dehors, le dedans ? Éternel, tu nous as
cassés
.
Plus proche du dieu de Jean Grosjean, dont l’exode est la nature même, que de celui de saint Thomas ou de Calvin, le dieu de Dadelsen est un dieu en mouvement qui nous traverse, ne laissant pour toute trace qu’un peu plus de vertige dans notre désordre, (le désordre est tenace / le désordre toujours, dès que l’on cesse de vouloir / se rétablit de lui-même avec grande facilité), et la nostalgie plutôt que l’espoir d’une patrie spirituelle, ou simplement d’une première / Cavité assez lisse pour contenir une poignée de paix. Mais il n’y a pas de repos durable (d’ailleurs, Comment dormir quand tout est en travail et en / peine de se perpétuer ?) et peut-être Le désordre est-il la préparation de la mort qui hante déjà tous ces poèmes tel un souffle précurseur d’orage. Pourtant, c’est avec son désordre entier que Dadelsen se jette dans l’entre-deux de la poésie. Il ne semble en attendre aucune haute leçon, aucune autre transformation de l’être que celle-ci, fugitive, qui soumet son désordre à l’ampleur mélodique et rythmique du vers, à la vérité du langage plus forte que la disharmonie essentielle dont il doit bien rendre compte aussi. Avec ses traits d’ironie, de familiarité, de réalisme, de truculence parfois, et ses moments de vigueur ou de justesse métaphoriques, d’étourdissante allégresse virtuose (Oncle Jean), la poésie de Dadelsen répond intégralement à l’urgente nécessité de quelqu’un. Alors donc on chipote, on déplore, on tss-ttsse, on exerce une petite antisepsie à base d’eau bouillie et de coton stérilisé, histoire d’annihiler le microbe d’un lyrisme si peu attaché à ses devoirs prophylactiques (Et la comtesse aussi, ô pourtant exquisement si femme, et qui trouvait dans « Bach en automne » un « immense talent ». / Eh bien elle n’aimait, mais pas du tout, que même en termes choisis on descendît au-dessous du nombril).
Explicitée par un hommage à la peinture du « vieil Hendrijk » (désormais se foutant d’être / de bon ton ou baroque ou structuré, peignant / à truellées de terres épaisses, / à traînées de couleurs grattées au fond des pots), et à la musique du « vieux Ludwig » (après tant de / sonates inutilement explosives […] ce qui / l’intéresse, c’est ce bout de chanson transfiguré et / l’espace autour, l’immobilité, la nuit autour de la / chanson filée droite et sans mentir), c’est cette salubre indifférence envers une pureté de la poésie, voire l’intuition d’une sorte d’impureté théologique de Dieu, qui fait que la poésie de Dadelsen nous parle avec la proximité de quelqu’un de vivant.
Je serai désormais
la voix du silence, l’ombre à votre gauche, les jours

de grande lumière, les pas sur les cailloux,
le temps qui passe et passe, si lentement, si vite,
je suis votre silence et ce qui est autour, je suis
votre silence dans ce qu’il a rarement de plus profond.

Nouvelle République du Centre Ouest, 6 avril 1995, par Laurent Lemire

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