Dominique Sampiero

Le dragon et la ramure

Récit

Collection : Collection jaune

64 pages

9,13 €

978-2-86432-295-5

septembre 1998

Dans les marges des textes saints, un moine mêle les monstres aux feuilles de Paradis. À ces enluminures, il ajoute une histoire – d’amour et de mort –, comme une parabole, mais qui ne livrerait aucun enseignement, sinon en creux. Qui saurait dire si, par son ultime et terrible geste, son héros fut un juste ou bien la proie de Satan ?
Noce paysanne en terre de Flandre, les travaux et les jours, une nature extrême : la splendeur du simple se dit avec retenue, pourtant dans l’exubérance, la tendresse naïve, les mots crus de l’enfance. Le malheur, sous la forme d’une famine y fait entendre des accents jamais allégoriques : c’est la chair qui parle, qui crie.
Mais ce livre est avant tout un chant païen, qui célèbre avec ferveur les effusions lumineuses de la matière, la beauté des corps quand leur dénuement les rend présents à l’éternité.

Alors qu’il entrait dans la force de l’âge, Justin participa à la préparation du parchemin de Saint Jérôme et ses commentaires sur la prophétie de Jérémie.
Le cheptel était de 128 moutons adultes qu’on égorgea dans le pré bordant le ruisseau.
Ce jour-là, dans l’effroi des peaux battues pour laver le sang, l’immersion dans la chaux vive, les gonflements, le raclement des poils, Justin prit sa décision.
— Maître, je vais quitter le monastère.
— Sais-tu que Dieu, Justin, fait dormir les oies dans le seul but de nous faciliter la tâche ?
Cet oiseau dort en blottissant la tête sous son aile droite.De sorte que le côté gauche devient légèrement courbe. Les six dernières rémiges prennent ainsi une inclinaison parfaite pour la tenue en main lors de la copie.
— Maître, je vais quitter le monastère.
— J’ai entendu, Justin.Je te parle des oies, c’est une parabole.Elle adoucit ma peine. Chaque créature réalise dans son existence ce pour quoiDieu l’a faite.
— J’aime Agate.Je veux vivre avec elle parmi les gens de la terre.Me pencher sur elle toute ma vie.
— J’ai attendu ton départ pour te confier un dernier secret.Écoute et regarde.
Á la pleine lune, trempe une plume que tu auras choisie sur l’aile gauche d’un volatile et laisse-la toute une nuit dans une rosée recueillie le matin sur un linge très pur. Elle deviendra tendre comme les lèvres de ta Bien-Aimée.
Puis sèche-la, entre deux pommiers, sur une herbe que personne encore n’a foulée.
Enferme-la ensuite dans un coffret de sable chaud.Sur un talus de menthe.Elle deviendra aussi roide que ton désir.Tu pourras la tailler.
Retire un à un les duvets qui chatouilleraient désagréablement la jointure de ton index.Ils t’empêcheraient d’être paisible comme la surface d’un lac. Tranche alors en biais l’extrémité.
Le geste suivant doit être la plus douce de tes caresses.Ta plume va devenir demoiselle. Il faut que tu ouvres une fente au milieu, lentement vers le haut, en relâchant la pression de la main à chaque craquement.Souviens-toi à ce moment précis de ton expérience de la moisson, du roulement et des craquements entre tes doigts du seigle arrivé à maturité.
Termine par une petite blessure au-dessus du biais, à peu près de la moitié du diamètre du tuyau et bien centrée par rapport à l’incision.
Et pour finir, attaque la découpe du bec sur un côté de la fente.Inspire-toi de la courbure du bouvreuil : trapue mais douce.
De l’autre côté, cherche la symétrie parfaite, comme s’il s’agissait de ton équilibre.
Voilà, l’œuvre est achevée. Lave-la, couche-la dans du lin pour la dérober aux regards. Ne la prête à quiconque.
Tu tiens maintenant ta vie entre les doigts.Ta nuit ou ta lumière…

La Quinzaine littéraire, 1er septembre 1998, par Anne Thébaud

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