Miguel Delibes

Le linceul

Nouvelles. Traduit de l’espagnol par Rudy Chaulet

Collection : Otra memoria

96 pages

10,65 €

978-2-86432-286-3

février 1998

Ce recueil rassemble quatre nouvelles paysannes qui mettent en scène, dans l’univers rural de la Castille cher à Delibes, des personnages contraints de s’affronter à des situations imprévues auxquelles ils ne peuvent se soustraire, et dont l’un des enjeux majeurs est le respect de leur propre dignité.
Dans « Le linceul », certainement le plus émouvant des récits, un enfant découvre le mystère de la mort et bascule dans le monde adulte, le temps d’une nuit.
« Les noyers » évoque la relation d’un vieux paysan – meilleur gauleur de noix de la région – avec son fils, et le drame de l’impossible transmission d’un savoir.
Violence et délicatesse alternent dans les récits tandis que l’action menée par une force sourde déploie un lyrisme qui n’exclut jamais la lucidité de la vision.

— Bonsoir, père, dit-il en s’approchant du chevet.

Il resta cloué là, immobile, à attendre. Mais Trino n’y fit pas attention et l’enfant clignait des yeux, chancelant, envahi par une inquiétude soumise. C’est à peine s’il distinguait son père, le dos tourné à la fenêtre ; son visage était un indéchiffrable jeu d’ombres. Cependant, sa masse imposante pesait de tout son poids sur la paillasse. Sa nudité ne le troublait pas. Deux étés auparavant, Trino lui avait dit : « Les hommes, on est tous pareils. » Et pour la première fois il s’était couché tout nu sur le lit ; le Sentier ne fut surpris que par le mystère sombre de ses poils. Il ne dit ni ne demanda rien car il devinait que tout cela, comme la nécessité de travailler, était une banale question de temps. Maintenant, il attendait, comme à cette époque, et il retarda même quelques instants le moment d’allumer ; il le fit quand il fut persuadé que son père n’avait rien à lui dire. Il appuya sur le commutateur, et quand la lumière se fit dans la pièce, la nuit diminua à la fenêtre. Alors il se retourna et distingua le regard inerte et vide de son père, ses yeux vitreux et exorbités. Il était immobile comme une photographie. De sa bouche crispée et pathétique, coulait un filet de bave près duquel deux mouches s’étaient posées. Une autre inspectait, confiante, les orifices de son nez. Le Sentier sut que son père était mort car il n’avait pas éternué. Maladroitement, machinalement, il recula jusqu’à sentir la porte qui lui frappait le derrière. Alors il revint à la réalité. Il resta immobile, indécis, à regarder sans cligner des yeux le cadavre nu. Puis il revint lentement sur ses pas, leva la main et chassa les mouches en faisant attention de ne pas toucher son père. Une des mouches revint sur le cadavre et l’enfant la chassa de nouveau. Le battement de la Centrale lui arrivait avec une insistance oppressante, et c’était comme un paradoxe que ce battement au-dessus d’un corps mort. Penser lui demandait un terrible effort ; en réalité, il était déjà épuisé à la seule idée qu’il était urgent de réfléchir. Il voulait éviter la peur ou la surprise. Il resta quelques minutes accroché au pied du lit de fer, à l’écoute de sa propre respiration. Trino avait toujours détesté sa peur, et même si, de son vivant, le Sentier n’avait jamais fait d’efforts pour lui donner satisfaction, maintenant, il le voulait, car c’était la dernière chose qu’il pouvait lui offrir. Pour la première fois de sa vie, l’enfant se sentait face à une responsabilité et, dans ces yeux égarés, dans cette bouche horriblement immobile, il s’efforçait de reconnaître des traits familiers. Soudain, dans les herbes au bord du chemin, une courtilière se mit à chanter et l’enfant sursauta, même si d’ordinaire il aimait le chant de ces insectes.