Mario Luzi

Livre d’Hypatie

Théâtre. Traduit et préfacé par Bernard Simeone

Collection : Terra d’altri

128 pages

13,79 €

978-2-86432-197-2

avril 1994

Au début du Ve siècle, tandis que l’Empire romain se désagrège, dans la ville d’Alexandrie, Hypatie, figure de proue de la philosophie néoplatonicienne, voudrait sauver l’héritage grec miné par des tentations fanatiques. Le christianisme, devenu religion d’État, est confronté à une violence populaire qui se réclame de lui. Hypatie sera mise à mort dans une église. Devenu évêque de Cyrène, sur l’actuelle côte lybienne, son disciple Synésios apprend que le roi berbère, dont les cavaliers menacent la ville, lui a envoyé un émissaire qui jamais n’arrivera.

Ainsi, dans Hypatie puis Le Messager – les deux volets de ce diptyque par lequel Mario Luzi aborda l’écriture théâtrale – le futur se présente sous l’aspect du plus grand risque, encore privé de visage.

Le rôle obscur de la barbarie dans le renouveau des civilisations, la nécessité, pour demeurer fidèle, de grandir contre soi-même, la fascination des époques où le monde hésite entre deux ères ou deux règnes et se trouve reconduit à son magma primordial, nouent ce drame à l’énigme de l’histoire telle que nous pouvons la percevoir aujourd’hui. Comme dans ses recueils poétiques majeurs, Mario Luzi crée un théâtre mental et polyphonique, un contrepoint de pensées et de rythmes où le concept n’endigue pas la poésie mais l’avive. Jusque dans leur déchirement, les questions aspirent à la transparence.

(Siège épiscopal de Cyrène.)

Synésios seul près d’une fenêtre.

Synésios

Peut-être est-ce l’âge ou l’inaction – que dire ?

Souvent il m’arrive de me perdre en des rêveries menaçantes,

celle-ci par exemple, où un poète d’une autre époque,

future peut-être, peut-être simplement celle qui naîtra de nous,

dans une langue encore in mente Dei revisiterait

un jour qui sait pourquoi notre histoire

sans le moindre égard pour nous personnes de chair et d’os

chacune avec ses goûts domestiques ou tournés vers le dehors,

malade de raffinement ou liée par nature

aux plaisirs du faubourg :

en somme, sans voir en nous des hommes ayant existé tels quels,

ce poète ne songerait qu’à découvrir

des signes, s’en présumant l’interprète.

C’est curieux, mais je redoute une violence de cet ordre.

Il en est de pire, d’accord – mais celle-ci

attaque la part spécifique, unique,

la seule où la vie soit vraie et légitime.

Que resterait-il de moi ? un nom

lié à une pensée, inscrit sur un événement.

Et Hypatie ? D’elle, ce peu qu’on sait d’un autre

moi seul puis le connaître, et ce peu je le cache.

Pourtant ne faisons-nous pas nous-mêmes ce que fait ce poète,

vivant le présent tels des otages du futur,

rappelant le passé, le mettant

au feu d’une épreuve qui n’est pas la sienne, dans l’ouvrage d’à présent ?

Comme est délicat et vulnérable le bourgeon de vérité d’une époque.

Comme un rien peut gâter la saveur d’une vie…

Discours de fou, dû à la sénilité – je m’en rends compte.

D’où me vient cette jalousie soudaine

ou plutôt ce soin maniaque des bribes ?

Cette crainte d’être infidèle… à quoi ? disons au tourment précis

de l’instant tel qu’il fut vécu – ou tel qu’il nous parut.

Et pourtant quelle réalité est plus réelle en soi

que lorsqu’elle se transforme en autre chose ? – je pourrais presque le répéter par cœur.

Et ce n’est pas autre chose, mais sa profondeur même – cela non plus, je n’ai pas à l’apprendre.