Cesare Viviani

L’Œuvre laissée seule

Poème. Traduit de l’italien et préfacé par Bernard Simeone (édition bilingue)

Collection : Terra d’altri

112 pages

13,79 €

978-2-86432-330-3

janvier 2001

À la mort de son ami, prêtre, le poète-narrateur élève, en huit chants, un tombeau qui ne perpétue pas la présence du défunt mais l’énigme de sa fuite : réminiscences qui fulgurent et se dérobent aussitôt, scènes surgies de la mémoire ou du délire à moins qu’elles ne soient de purs symboles, épisodes tragiques ou fantasques d’une amitié portée à l’exaltation.

Par son silence, le silence du corps inanimé, la mort de ce prêtre – un être extravagant et profond – rejoint un monde devenu muet, désert, et le poème se détache de celui qui écrit, devenant à son tour élément d’un réel inaccessible qui semble nier toute part humaine. Quelle force naît pourtant, quel espoir paradoxal ?

Dans la certitude de l’anéantissement, et plus encore du mystère inviolé, se devine une paix scandaleuse. On peut, comme dans les grands poèmes de Leopardi, lire avec une étrange ferveur les vers de l’absolu désastre :

Et la fin arrive
pour interdire la divinité : la fin implacable
anéantit, nulle valeur ne reste, il n’y a pas
d’âme.

Cesare Viviani est né en 1947 à Sienne, dont la culture l’a profondément marqué. Il vit à Milan. D’abord proche de la néo-avant-garde, il entama, dans des recueils comme Merisi et Prière du nom, une évolution vers un chant métaphysique dont L’Œuvre laissée seule demeure le plus haut moment.

L’histoire de l’éternité n’existe pas.
Qui écrira ce livre, le plus attendu,
aura une tâche grande et rare.
Et quelle réaction peut-on imaginer, quelle autre non,
de la part des lecteurs, quelle pause ?
À présent, mes gens, interrompez votre ouvrage,
prenez un panneau et peignez
vos champs, soyez
peintres. Qui sait, répondirent-ils,
ce que nous perdrons. Il ne s’agit pas
de représenter l’abondance, si la récolte
est maigre, mais laissez s’enfuir
vos enfants, vos proches, dans les bois,
sans qu’ils rentrent le soir – vous les apercevrez
à peine, inapprochables,
s’évanouissant un jour au cœur des hêtres et des sapins
– ils migreront – pour ne plus les revoir,
ils vivront peu de temps, sans maison,
pas au-delà de vingt ans.
Le froid de cet hiver polaire les tue
ou, souhaitons qu’il soit loin, un chasseur,
un rival en amour. Ils ne vous laisseront
pas une prise, pas un souvenir, rien :
comme si jamais vous ne les aviez rencontrés.
À présent les paysans ont formé
un groupe de peintres.
Ils ont abandonné les geignards – ceux
voués à maintenir les défaites
bien présentes à l’esprit.
Tout avait commencé par ce prodige :
les petits au crépuscule
s’étaient éloignés des grands, on eût dit
un jeu, ils s’étaient dirigés
comme tirés par d’invisibles fils
vers un troupeau de bêtes sorti, pour paître,
du bois à la lisière du champ.
Mais de cette aventure prodigieuse le vrai miracle
est qu’avec elle débuta l’histoire
de l’éternité.

 

Extrait de la préface de Bernard Simeone

« Dans le bleu / de son lointain / disparaît / Sienne, elle se retire dans son nom, / s’enfonce dans l’idée d’elle-même, se brûle / à sa propre essence / et moi avec elle, équitablement, / mort / à son histoire, à la mienne… » Les vers de Mario Luzi, dans Voyage terrestre et céleste de Simone Martini, où résonne le chiffre le plus intérieur de Sienne, sa grâce héraldique et hautaine, son mystère enclos, introduisent idéalement à l’œuvre de Cesare Viviani, né Siennois en 1947 et Milanais d’adoption. Plus qu’à un moment déterminé de son parcours, les vers de Luzi s’accordent à la façon radicale dont Viviani renouvelle ses instruments d’un livre à l’autre sans susciter le moindre soupçon d’incohérence. Une des causes possibles de cette unité fondamentale demeure Sienne, l’univers mental et spirituel que ce nom implique. La surprenante fraternité entre un poète comme Viviani, proche autrefois de l’expérimentation pratiquée par la néo-avant-garde, et Luzi, qui ne cessa d’éliminer de sa propre poétique les composantes par trop instrumentales, est devenue évidente à partir de ce long poème, L’Œuvre laissée seule, publié en 1993. Évoquer le grand poète siennois et florentin au seuil du memento mori en huit sections de son cadet est donc profondément naturel. À qui d’autre qu’au Mario Luzi de la pleine maturité – celui de recueils comme Pour le baptême de nos fragments ou Phrases et incises d’un chant de salut – comparer aujourd’hui, en Italie, cette pointe de la pensée où peut encore naître la poésie, futur inespéré ouvert, chez Viviani, par-delà le constat d’une mortalité sans appel ?
L’Œuvre laissée seule offre plusieurs moments, incises ou épiphanies, prescience d’une destruction illuminante, où disparaît la frontière entre mémoire et allégorie. Face à l’univers dérobé ne subsiste que l’empreinte ancienne d’un désir de connaissance absolue, de gnose.
À tout moment alternent et parfois se confondent – c’est la vraie réussite du livre – nihilisme et parole pleine, plénitude qu’engendre le vide affronté : « écoute le concert qui vient / du silence implacable de cette nuit ».
La mort de l’ami prêtre – la mort de celui qui croyait – rejoint, par son silence – le silence du corps inanimé –, le monde muet, désert, et le poème s’inscrit dans ce mutisme en se détachant de celui qui écrit, en devenant à son tour un élément du réel réifié, inaccessible.
« Laissée seule », à son destin, l’œuvre se fond dans ce qu’elle ne parvient pas à signifier, le magma du monde, l’inéluctable altérité. Elle s’éloigne comme s’est éloigné le corps de l’ami. Elle qu’a engendrée l’intense travail de la langue à présent s’expose, comme le corps de celui qui meurt, au passage brutal, irréversible, de l’intensité au néant. Dans la certitude de l’anéantissement, et plus encore du mystère inviolé, se devine une paix scandaleuse : « L’éclair de ta fin, quand il viendra, / n’éblouira aucun visage, n’éveillera / aucune attention humaine, il rebondira / sur la côte, dans les champs, pour s’éteindre / dans le silence d’une nuit, non vu. / Comme non vue / est la majeure partie des choses en ce monde. »
La vérité d’un tel poète se mesure à la façon dont il retourne les termes du désespoir, atteignant l’espace infinitésimal qui sépare de la contemplation (et, pourquoi pas, de la prière) la conscience du rien. On peut lire alors avec une étrange ferveur les vers de l’absolu désastre : « Et la fin arrive / pour interdire la divinité : la fin implacable / anéantit, nulle valeur ne reste, il n’y a pas / d’âme. »