Vitaliano Trevisan

Né en 1960 dans un village de Vénétie, Vitaliano Trevisan vit à Vicence. Il a exercé une quarantaine de professions fort diverses avant de se révéler au public comme romancier et dramaturge.

Chez d’autres éditeurs

Le Pont. Un effondrement, trad. Vincent Raynaud, Gallimard, 2009

Treize, trad. Vincent Raynaud, Gallimard, 2013

Prix de la revue Lo Straniero, 2002 (Les Quinze Mille Pas)

Entretien

Pas à pages, arpenter le monde

L’Humanité, 7 décembre 2006, propos recueillis par Alain Nicolas

Les Quinze Mille Pas se présentent comme un roman familial qui commence avec la mort de la mère, puis celle du père. Le frère du narrateur interprète la mort du père comme un suicide et donc un abandon.

En Italie, la famille est toujours extrêmement présente, on la porte toujours sur le dos. La famille et le patrimoine, en pratique. La famille et l’Église, particulièrement dans ma région, très catholique (la Vénétie blanche), très « démochrétienne », aujourd’hui Forza Italia.

Dans la liste des livres que vous indiquez en bibliographie, vous indiquez des références importantes : de Cioran, L’Inconvénient d’être né. C’est la question principale que soulève le frère.

C’est une variante de la pensée de Beckett : être assassiné avant de naître. C’est une pensée qui parcourt toute mon écriture. Les deux frères se sentent jetés dans le désordre du monde, sans parents, avec juste une sœur aînée.

L’architecture, l’art en général, est-ce une façon de se défendre contre le désordre du monde…

Le monde est très chaotique, peu sûr. J’ai moi-même travaillé comme architecte. Et bien sûr, la littérature est pour moi le moyen par excellence de cette mise en ordre.

L’autre manière de lutter contre ce désordre c’est de compter les pas.

Il veut se représenter le monde comme mesurable, réductible à des mensurations mathématiques. Comprendre le monde comme une collection de chiffres. Le titre même du livre se réfère à cette activité mentale à laquelle je me livrais tandis que je l’écrivais. J’ai tenté, comme Thomas, de marcher et de compter. Et, marchant et comptant, je me suis rendu compte qu’il était très difficile de tomber deux fois sur le même nombre de pas. Quand il va chez le notaire, pour signer les papiers qui prennent acte de la disparition de sa sœur, il est pris dans ses souvenirs, totalement concentré, ne voit rien du monde extérieur, et quand il retourne, il ne se rappelle rien. Ainsi le compte est juste. Évidemment, cela a une valeur symbolique dans le récit, mais toujours un ancrage dans la réalité.

Et ce compte est exactement de 15 000 pas.

C’est un signe du destin, qui tient autant dans la concordance des deux comptages que dans la valeur « ronde » obtenue.

Après cela, il ne tient plus compte de rien, et s’enfuit, et lègue tout à l’Église.

Parce qu’il sait que la maison ne sera jamais touchée, et que l’Église, comme elle le fait de tous les legs qu’elle reçoit, la laissera en ruine, probablement pour l’éternité. C’est le seul moyen de cacher le secret qu’elle recèle. C’est aussi une façon de reprendre le projet du frère, qui est de laisser la sauvagerie prendre le pas sur l’ordre représenté par le jardin. L’idée que les traces de l’espèce humaine pourront un jour disparaître me réconforte.

Le projet du frère disparu est « une maison dans le parc dans la maison ». C’est un système d’emboîtement qui renvoie à la structure du livre.

Un peu comme les matriochkas, c’est vrai. Le livre est en fait encadré par deux textes qui le présentent comme un manuscrit, un projet de livre. Mes livres sont souvent composés comme ça, avec des narrateurs successifs, dont les récits s’enchâssent les uns dans les autres, dans une structure à la Borges. Beckett, Bacon, Bernhard, Borges, toutes les influences que je reconnais ont des noms qui commencent par « B ». Il ne manque que Berlusconi…

La question des noms, précisément, se pose : dans votre livre, ils ont tous un sens, noms de rue, noms des personnages. Il y a une rue de l’Église, rue Dante…

Les noms des personnages, ils renvoient tous à la notion de forêt, de bois. Dans cette région, il y avait jadis une grande forêt, qui a été détruite pour les besoins de la flotte de la République de Venise – comme celle d’Écosse par les Anglais – et les noms sont une manière de marquer l’emprise de ces espaces sauvages dans l’humanité d’aujourd’hui. C’est le thème inverse de celui de la reprise de la nature sauvage dans le jardin ordonné de la maison. Quant à ceux des rues, ils sont réels, mais je laisse voir mes préférences : Dante, Pétrarque Leopardi, plutôt que Manzoni, trop réaliste, trop bourgeois, « démo-chrétien ». De même, il y a dans toute la région de nombreuses rues Aldo Moro, témoins de l’incroyable cynisme avec lequel le gouvernement de la Démocratie chrétienne de l’époque a exploité cette mort, ou alors de sa culpabilité. Il y a une statue d’Aldo Moro où l’artiste, au lieu de lui avoir mis sous le bras un journal de droite, l’Avvenire, l’a représenté avec I’Unità, ce qui a déclenché une belle polémique.

Le personnage du frère a des positions très tranchées sur la société.

La société, l’Église, l’environnement, l’urbanisme. D’ailleurs, le seul personnage franchement négatif, dont le nom est Lazzaron (voleur), est un architecte. Toutes ces questions sont posées dans le livre.

Et les réponses ?

Machiavel, un auteur très actuel à mes yeux, disait de ne pas commencer par imaginer un monde tel qu’on le rêve, mais par connaître celui qui existe, ce qui est déjà une attitude critique.

À la lecture, il est difficile de repérer les points où le récit bascule. On a l’impression d’une dérive insensible qui fait qu’après quelques pages, on sent que l’ambiance, ou la thématique, a complètement changé, sans qu’on puisse dire quand ou comment.

C’est vrai, c’est ma façon d’écrire. Je ne trouve pas d’intérêt aux récits linéaires, aux articulations apparentes. Les motifs reviennent parfois, même de loin, la répétition donne du sens à certains épisodes, permet de remettre en place des suggestions restées sans suite, et par là un peu intrigantes.

Vous invitez le lecteur à plonger dans un fonctionnement mental parfois obsessionnel.

Si c’est ce qu’on ressent, j’en suis heureux. Le livre épouse la forme de la pensée, et je crois que les effets d’obsession sont dus à l’importance que leur donne le récit. En fait, c’est un voyage dans une conscience, qui peut être celle de tous. Tant mieux si le lecteur prend du plaisir à cette promenade qui mène quelque part.