Miguel Delibes

Cinq heures avec Mario

Roman. Traduit par Dominique Blanc

Collection : Verdier/poche

288 pages

10,00 €

978-2-86432-603-8

janvier 2010

Mario vient de mourir. Près de lui, sa femme veille et entame à son adresse un long monologue au cours duquel elle évoque leur vie commune.
Ainsi, à travers le regard négatif de son épouse, petite bourgeoise provinciale conformiste et frustrée, se dessine peu à peu la figure héroïque de cet intellectuel, opposant au régime franquiste, dépourvu d’ambition sociale et soucieux de sa seule intégrité morale.
Loin de s’en trouver appauvris, les deux personnages, l’écrivain incompris et la femme abandonnée aux tâches domestiques, acquièrent une dimension que seul l’art accompli du romancier pouvait rendre intemporelle et universelle.

Si nous avons de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous sommes comblés. Ceux qui veulent s’enrichir succombent aux tentations, aux embûches, aux multiples envies folles et pernicieuses qui entraînent les hommes à leur perte et à leur ruine, car la racine de tous les maux, c’est l’avidité, c’est bien pour ça qu’il me sera très difficile de te pardonner, mon cœur, même si je vis mille ans, de m’avoir fait renoncer à mon envie d’une voiture. Je comprends que juste après notre mariage, c’était un luxe, mais aujourd’hui tout le monde a une 600, Mario, même les concierges si tu veux le savoir, il suffit d’ouvrir les yeux. Tu ne le comprendras jamais, mais une femme, comment te dire ça, est humiliée de voir toutes ses amies en voiture et elle toujours à pinces, parce que, je te le dis franchement, chaque fois qu’Esther ou Valentina ou même Crescente, l’épicier, me parlaient de leur balade du dimanche, j’en étais malade, ma parole. Même si ce n’est pas à moi de te le dire, tu as eu la chance de tomber sur une femme d’intérieur, une femme qui se dépatouille avec un rien et tu t’es laissé aimer, Mario, c’était bien commode, et tu crois qu’avec une broche à trois sous ou une petite attention pour ma fête tu étais quitte, mais pas du tout, bougre d’âne, et je me suis épuisée à te dire que tu vivais dans un autre monde, mais toi, cause toujours ! Et ça, tu sais ce que c’est, Mario ? De l’égoïsme pur, si tu veux le savoir, et je sais bien qu’un professeur de lycée n’est pas millionnaire, hélas, mais il ne s’agit pas de ça, à mon avis, au jour d’aujourd’hui personne ne se contente d’un seul emploi. Bien sûr, tu vas me dire que tu avais tes livres et El Correo, mais si je te disais que tes livres et ta feuille de chou ne nous ont rapporté que des ennuis, je mentirais peut-être ? Ne dis pas le contraire, mon grand, des ennuis avec la censure, des ennuis avec les gens, et tout ça pour quatre sous. Et je n’en suis pas du tout surprise, Mario, parce que comme je dis : qui aurait pu lire ces malheureuses histoires de gens qui meurent de faim et se vautrent dans la fange comme des porcs ? Voyons voir, fais travailler ta tête, qui aurait pu lire ce bla-bla du Château de sable où on ne parle que de philosophie ? Et toi toujours avec ta thèse et l’impact et toutes ces histoires, peux-tu me dire comment on peut avaler ça ? Les gens s’en moquent comme de leur première chemise des thèses et des impacts, crois-moi, et toi, mon amour, ce sont ceux de ton Cercle qui ont causé ta perte, Aróstegui et Moyano, l’autre barbu, parce que ce sont des inadaptés. Et ce n’est pas que papa ne t’ait pas averti, le brave homme, parce qu’il a lu tes livres à la loupe, Mario, scrupuleusement, tu m’entends, et il a dit que non, que si tu écrivais pour t’amuser, d’accord, mais si tu espérais la gloire ou l’argent, il te fallait choisir une autre voie, tu te souviens ? Mais toi, bien sûr, têtu comme une mule. Et je comprends que tu te fiches de ce que peut dire tel ou tel, mais papa, un homme objectif comme lui, ne me dis pas, qui collabore au cahier illustré de l’ABC, depuis sa fondation je crois bien, qui est si dévoué – s’agissant d’autre chose, je ne dis pas, mais pour ce qui est d’écrire, il en connaît un rayon, on peut le dire ! Et moi-même, Mario, je ne t’ai pas dit moi-même mille fois de chercher un bon sujet, sans aller plus loin : l’histoire de Maximino Conde, celui qui s’est marié avec cette veuve et puis qui est tombé amoureux de sa belle-fille ? Ce sont des sujets comme ça qui intéressent les gens, Mario, ouvre les yeux, je sais bien qu’il était un peu… disons un peu cru, d’accord, mais il fallait faire réagir le héros de manière décente quand elle, la fille, se donne à lui, et de cette façon le roman aurait même pu être édifiant. Mais toi, tu n’en fais qu’à ta tête, ça rentre par une oreille et ça sort par l’autre, deux ans après tu as publié Le Patrimoine, une histoire irrésistible, je te le dis franchement, parce qu’on ne sait pas par quel bout l’attraper, mais : est-ce que tu crois, Mario, que ça peut intéresser quelqu’un, un livre qui se passe dans un pays qui n’existe pas et dont le héros est un troufion qui a mal aux pieds ?