Tiphaine Samoyault

La montre cassée

Collection : Chaoïd

256 pages

15,22 €

978-2-86432-414-0

avril 2004

Essai sur une fiction que la littérature, le cinéma, les arts plastiques ont donnée du temps, La Montre cassée se propose d’analyser une scène-clef peu remarquée jusqu’alors. Dans les arts qui en procèdent en effet, le cours du temps souvent s’arrête, l’objet qui l’indique se dérègle. La scène de la montre cassée incarnerait ce paradoxe.

Partant de cette intuition, l’auteur parcourt les époques et les lieux pour en observer la récurrence. Comme ces fleurs japonaises qui, plongées dans l’eau, ouvrent tout un monde, le déploiement du motif, des poètes baroques à Kôbô Abé, en passant par Orson Welles ou les manuels savants d’horlogerie, révèle alors beaucoup plus qu’un simple dysfonctionnement : tache aveugle, la scène de la montre cassée autorise la formulation de propositions neuves sur notre rapport à la temporalité.

Tout en créant la surprise de ces récits multiples pour la première fois rapprochés et du croisement des arts autour d’un même objet, La Montre cassée raconte aussi l’histoire récente, aux résonances intimes et collectives, des dérèglements du temps.

En quatre parties et soixante séquences qui rejouent le tour du cadran, le dispositif du livre rejoint son sujet pour nous conduire du temps des histoires au temps des horloges, du temps subjectif à l’arrêt de tout temps.

Réflexion théorique et esthétique, cet essai emprunte aussi aux principes de l’anthologie, de l’archive, de la collection, à ces figures de la multiplicité et de la totalisation qui traversent la modernité littéraire.

Casser sa montre ou la perdre consiste à s’écarter un temps du temps, à se séparer de lui ou de ce qui s’y attache, à perdre par moments le continu du temps. Les objets qui marquent les heures – pendules, horloges, réveils, montres (et autrefois cadrans solaires, clepsydres, sabliers) – sont très rarement jetés. Faute d’influer sur le cours du temps ou de corriger le passé, on répare régulièrement les outils qui l’indiquent, on les conserve quand décidément ils ne marchent plus, on les garde comme témoins du temps qu’ils ont marqué. On se souvient qu’on a appris à lire l’heure, on se souvient de sa première montre et de la personne qui l’a offerte, de l’occasion où on l’a reçue. Plus le temps manque, moins nous manquons aux objets du temps qui sont là pour témoigner que le temps a passé et que, passant, il a changé. Pourtant, casser sa montre, c’est moins se débarrasser du temps que des heures. C’est s’écarter du temps compté pour entrer dans un autre – en faire l’hypothèse ou y croire d’emblée –, un temps peut-être plus large et moins décomposé. La fatigue des heures n’appartient pas toujours au temps. Elle n’en est que le rythme, le contrôle, la fermeture. La liberté ou la fiction ne peuvent dès lors qu’être élargissement ou ouverture du temps. La fiction permet-elle d’échapper à la mécanique des heures que reflète la langue ? Hôra, en grec, désigne toute division du temps considéré dans son retour cyclique, un jour, une saison ou un moment du jour sont des heures, le repas, le coucher, le mariage sont des heures. Et quand bien même l’imaginaire du temps comme chronologie a supplanté celui du cycle, quand bien même nous pensons le temps comme une ligne et non comme une révolution, quand bien même l’heure n’est plus une déesse mais une vanité discrète, l’heure, c’est le moment et, en général, le bon moment. Casser sa montre, c’est casser l’heure, et le moment. C’est transformer l’instant entre ce qui était et ce qui sera, en stance ou en stèle, c’est suspendre le vol, arrêter le temps. La montre cassée indique l’instant absolu sans plus ni avant ni après : un instant qui ne sera plus jamais une seconde. Elle indique une simultanéité absolue, la fin de la durée. Les langues tiennent à l’égard de la montre des différences d’attitude notables. Si la montre dit l’heure (ce qui est l’étymologie de l’horloge comme le souligne le poème de Baudelaire), que montre le dire qui dit la montre ? Dérivé de montrer, montre en français se distingue du watch anglais, dérivé de to watch, regarder, surveiller (étymologiquement relié à wake, la veille). Dans les deux cas, le sujet regarde quelque chose qui lui est montré mais, alors qu’en anglais l’objet est passif et que l’accent est mis sur le sujet regardant, en français l’objet est actif, indépendamment du regard que le sujet porte sur lui. Ce double mouvement du langage enroule avec lui la raison de l’intense spéculation philosophique sur la montre ou l’horloge, à la fois moteurs et cadrans : la fascination ne vient pas seulement de la présence d’un fonctionnement intelligible, elle tient aussi au regard qui le lit.