Esther Cotelle

La prostitution de Margot

Collection : Collection jaune

128 pages

12,17 €

978-2-86432-167-5

avril 1993

Appeler ça « Banquet » : ç’aurait été prétentieux.
« Le Maître » : c’était trop encore.
La Prostitution de Margot, alors : juste une indication de cette morsure de l’âme qui met sens dessus dessous, et fait dire n’importe quoi.
Inscrire : « roman policier » ? Pour dire quelque chose de la manière dont Margot, entre image et mensonge, retrouve d’un coup la mémoire, l’âme, et son maître. Et parce qu’il est aussi question de clés, d’une bibliothèque improbable, d’un vieillard inidentifié. ç’aurait été pourtant malhonnête.
Sinon, pourquoi pas : « voyage à Vienne », « séjour à Berlin », puisqu’il n’y a que ces villes.
Je ne saurais dire davantage : il ne s’agit que de l’amour de la philosophie, et d’un homme qui à Margot l’a donné.
Un seul amour.

Esther Cotelle

— Comment pouvez-vous me connaître ? On ne s’est jamais rencontrés. Vous m’attendiez ? C’est une farce ?
— Vous vous mettez en colère pour bien peu, mademoiselle, cela n’a rien d’une farce. Je vous attendais. Parfaitement. Mais suivez-moi. Nous pourrons parler à loisir chez moi.
Margot suivit monsieur Volkov jusqu’au troisième étage, où Otto et elle avaient aperçu de la lumière cette nuit-là. Monsieur Volkov était jeune et assez élégant. Il tenait toujours sa petite valise sous le bras et marchait rapidement. Margot avait la tête qui tournait. Sur le palier, au troisième étage, le philosophe pointa du doigt la fenêtre à l’est et dit :
— C’est l’aube.
L’appartement du philosophe ressemblait à la pièce où vivait Margot. L’ensemble était plutôt de mauvais goût.
— Asseyez-vous, dit Volkov.
Margot se laissa tomber sur un des fauteuils. Volkov disparut un instant, disant qu’il revenait. Un homme de l’éternel retour, pensa Margot. L’obscurité tombait sur les meubles disparates. Un bureau, une machine à écrire, un lit, une table, des fauteuils laids.
— Vous n’avez pas de livres ? C’est bizarre pour un philosophe.
Volkov sourit :
— J’en ai tellement au contraire que j’ai dû louer une autre pièce pour eux.
— Vous m’auriez presque surprise, murmura Margot. Tout se couvre d’une allure de mystère depuis quelque temps. Tout se confond dans ma tête. Je ne sais plus vraiment où j’en suis. Il me faut sans arrêt interpréter des paroles que je ne comprends pas. Parfois, je crois que j’ai peur. Cette ville, ces nuits, ces gens singuliers, ces histoires qu’on raconte, tout désormais me fait peur. Et vous aussi, vous me faites peur avec votre air d’honnêteté.
— Je vais tout vous expliquer.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je suis un ami d’Otto. Je viens de le rencontrer à l’instant. Il m’a raconté comment vous avez fait connaissance et il m’a chargé – mais c’est un secret de philosophe – de vous espionner. Il veut savoir ce que vous faites ici, par curiosité seulement. J’ai pensé que le mieux était de vous attendre pour vous le demander.
— Qui êtes-vous monsieur Volkov ? Un philosophe ou un détective privé ?
— Plutôt philosophe que détective.
— Et Otto ?
— Otto ? Plutôt détective que philosophe. Il mène sa petite enquête. Et vous ? Détective ? Philosophe ?
— Vous voulez que je vous dise ce que je pense vraiment ? demanda Margot. Il n’y a que des fous ici.
— Détective ou philosophe ? répéta Volkov.
— Ou l’un ou l’autre. Peut-être les deux à la fois. Mais à Berlin d’où je viens, j’étais putain. Ils disaient : la petite putain. Ils disaient cela à cause de ma taille. Je n’ai pas grandi depuis l’âge de quinze ans. Ils disaient cela pour rire, ce n’était pas méchant. Ils voulaient dire des mots gentils. Ça ne m’a jamais fait pleurer. J’ai dit cela avec eux, j’ai ri avec eux. Avec eux, je n’ai jamais pleuré.