Mario Luzi

Le présent de Leopardi

Essai. Traduit par Bernard Simeone

Collection : Terra d’altri

56 pages

8,11 €

978-2-86432-294-8

mai 1998

L’actualité de Leopardi est extrême : loin d’être le « sombre amant de la mort » évoqué par Musset, il a énoncé au contraire, au-delà de toutes les raisons de désespérer, un devoir de lucidité qui a fondé une grande partie de la littérature moderne. Dans ses poèmes à la perfection classique aussi bien que dans le « chaos écrit » de son journal, le Zibaldone, il remet en cause la notion de progrès avant même qu’elle ne s’impose en Europe, et semble deviner les atrocités du XXe siècle. Mais son désespoir, qu’il faudrait appeler plutôt le non-espoir, et qui naît d’un rigoureux « massacre des illusions », a donné à l’écriture un sens nouveau : celui d’une enquête implacable dont l’objet n’est autre que la réalité même, et qui explore courageusement les impasses de l’intelligence. Avec ce poète solitaire, à la fois sceptique et endeuillé par la fin de toutes les grandeurs, se consomme la crise de l’humanisme et des idéaux, mais s’ouvre aussi une phase nouvelle, où l’individu, libéré des systèmes, approfondit son propre sentiment d’exister.

Tel est le présent de Leopardi, et c’est ce que Mario Luzi, poète majeur, souligne dans un texte court et lumineux, hommage à son grand prédécesseur, mais aussi réflexion vivante, nécessaire, sur les rapports entre poésie et pensée lorsque le désir d’habiter le monde répond encore à la tentation de l’amertume.

Il me semble en tout cas qu’on doit placer à la base de l’aventure léopardienne l’impitoyable sentiment d’être, pourrions-nous dire, orphelin de l’humanisme. Comme il arrive en pareil cas, l’objet de la privation se trouve exalté : d’où l’amoureux approfondissement des grandes valeurs exprimées par ledit humanisme et, simultanément, l’intolérance à l’égard de la superstructure qui les perpétue de façon inerte au-delà de leur temps véritable. La matière du dialogue avec ce père absent est pleine de regret et d’orgueil émancipé. C’est encore un dialogue, notons-le bien, mais il n’épargne pas à Leopardi la certitude définitive de la solitude de l’homme dépouillé de la place centrale et de l’autorité qu’il s’attribuait si généreusement. Il ne laisse même pas subsister, fût-ce comme une simple illusion, la confiance qui avait soutenu les poètes des époques antérieures, assistés par la conviction de pouvoir se fier à une pensée partagée, à une référence générale.