Walter Siti

Leçons de nu

Traduit de l’italien par
Martine Segonds-Bauer.

Collection : Terra d’altri

672 pages

28,50 €

978-2-86432-661-8

août 2012

Quelque chose dans la vie de Walter, un banal professeur d’université, se casse. Le voici conduit plus loin qu’il ne le craignait dans le théâtre des séductions pornographiques, des crimes familiers, et dans les replis sans fin de sa conscience et de son cœur mis à nu. Ainsi commence, entre dîners académiques et compétitions de culturistes, amitiés et trahisons, infamies et jalousies, scènes de drague rocambolesques et relations sexuelles souvent scabreuses, parfois lyriques, la biographie d’un homosexuel métaphysique. Une vie sans relief peut se révéler monstrueuse.
Mais les Leçons de nu ne portent pas sur le seul destin d’un individu singulier. C’est aussi le roman de l’Italie des années quatre-vingt. La question, alors, n’est pas seulement : que reste-t-il de nos amours ? mais bien : que reste-t-il de nos rêves d’émancipation et de libération ? La pornographie homosexuelle est un filtre pour raconter ce qui se joue dans les affaires des hommes et des femmes confrontés à un monde à la dérive, et il faut à Siti tout le courage et l’art de la mise à nu pour se mesurer à cette disparition.
Mais il faut aussi évoquer la joie de ce roman, la joie d’aimer et d’être aimé, la jubilation de l’écriture qui joue sur tous les niveaux, qui mêle les langues et les mondes, les cultures et les bibliothèques dans une cavalcade à perdre le souffle sous le grand ciel d’incendie de l’Émilie.

Appelons-les ânes illustres : les professeurs qui se rendent en file au conseil de faculté ne diffèrent pas de leurs collègues d’autrefois. « Indestructibles comme les pyramides d’Égypte, à ceci près que les pyramides universitaires ne recèlent aucun savoir » ; « dans leur tête les idées cheminent à la vitesse d’un archimandrite à bicyclette ». Que le loden ait remplacé la redingote ne change rien : mêmes masques, même intolérance à l’égard de qui est pire qu’eux. Ils consacrent à l’autoanalyse les miettes de l’énergie qui leur reste en fin de journée, quand ils sont fatigués et se contentent de peu. Ils ont réglé leurs comptes avec les « grands problèmes » à l’époque du lycée, si bien que les questions fondamentales restent bloquées à leurs dix-huit ans et qu’ils n’ont aucun mal à les dépasser : leur enviable confiance en eux-mêmes est le résultat d’un abus de pouvoir de l’adulte sur l’adolescent.

Un beau garçon marche devant moi, je monte à sa hauteur pour vérifier son visage : « j’aimerais beaucoup te voir nu, rien de plus, pour toi ce ne serait pas grand-chose et pour moi un immense cadeau » ; il est moniteur de karaté dans un gymnase, je ne m’étais donc pas trompé, et me répond avec un sourire suffisant : « moi dans la vie je n’ai qu’une passion, les femmes ».

J’adresse la même demande à un étudiant remarqué pendant les examens, un Livournais avec une belle voix rauque de marin ; j’attends qu’il tourne dans une ruelle et lui parle quasiment sans bouger les lèvres (« je ne peux te promettre que ma reconnaissance et la satisfaction de t’être comporté de manière originale dans une situation un peu irrégulière, à toi de voir ») – il est très surpris et un peu amusé mais il refuse. Il répandra l’affaire.

En premier lieu, j’accuse mes collègues de mesquinerie intellectuelle : c’est mesquin de n’accepter la compétition que si l’on dispose de formidables avantages ; ces avantages, ils ne les ont pas reçus à la naissance, c’est vrai, ils les ont acquis par des années de travail – mais je parle justement d’une mesquinerie progressivement acquise. Se permettre d’affirmer quelque chose seulement quand on est sûr que personne n’en connaît plus sur le sujet ; on me dira que c’est le propre de la recherche avancée, puisque par définition un chercheur opère en avant-poste avec un petit nombre d’interlocuteurs ; mais la mesquinerie consiste justement à renoncer, avec l’excuse de la recherche, au devoir de comprendre.

Lui toucher le cul. Étoffe noire légère qui ne fait pas obstacle au toucher, je m’échauffe pour ce gars de vingt ans qui ne s’aperçoit de rien et continue à sourire de son sourire d’éphèbe. Insistons. « T’as des problèmes ? Si tu veux bien me lâcher » : mal élevé, sûr de me faire baisser les yeux. « On se connaît nous deux ? Ou tu te calmes ou je te massacre » : en attendant je ne l’ai pas autorisé à me tutoyer, d’ailleurs il n’y a pas de mal à admirer ce qui est beau. Ce n’est pas la première fois qu’on me crache à la figure.

Dans l’autobus je feins de perdre l’équilibre, et me raccroche à ses cuisses : j’aurais dû déduire de son grognement que c’était un type ravagé de rancœur et que mieux valait ne pas insister – au contraire j’ai fantasmé « si dans la bousculade pour descendre je lui demande un renseignement, il cherchera la réponse sans s’apercevoir que je lui passe la main sur le paquet ». Je me suis pris le coup de pied directement sur le genou et le tibia, un coup très fort pour faire mal : je ne savais pas qu’on pouvait frapper ainsi, pas de façon symbolique. En massant ma jambe je me suis dirigé vers l’entrée de la gare, au moins c’est terminé, mais entre deux colonnes je me suis aperçu qu’il me suivait ; instinctivement je me suis mis à marcher en zigzag, à la manière du gibier ; je ne regardais ni à droite ni à gauche et quand j’ai vu un train sur le point de partir j’ai couru, surtout pour m’éloigner plus vite du lieu de la honte. Le coup m’est arrivé sur la tempe, et lui hurlait « pour cette fois on en reste là mais la prochaine je te massacre, t’as compris, je te massacre ». Ma course avait réveillé en lui l’instinct du chasseur. C’est un fou, essayais-je d’expliquer aux autres voyageurs, mais il avait eu le temps de m’injurier à travers la fenêtre et tout le monde savait pourquoi il m’avait rossé. Je suis descendu à Cascina mais je n’arrivais toujours pas à contrôler mes jambes, je me heurtais aux gens qui me croisaient. C’est un fonceur, si ça se trouve il aura eu le temps de sauter dans le train, il me cherche, je ne lui échapperai pas. « Je te massacre. » Trouver refuge dans une librairie, un endroit sûr, « pardon, est-ce que je peux enlever la cellophane des livres ? » Des sourires déférents pour me faire plaisir, mais bien sûr monsieur le professeur, un monde qui sent bon. Trois jours à Pise avec la peur de tomber sur lui par hasard, chaque mâle roux qui s’approche, c’est lui qui me poursuit : jusqu’à ce qu’Allegrini, Borgo Stretto, m’ait réparé mes lunettes (une branche tordue et un verre quasiment sorti de la monture, je voyais tout de travers). Ma douleur au nez, réelle ou imaginaire, a duré une semaine. « Je te massacre. » Il n’était même pas très beau.

Le Monde des livres, 23 novembre 2012, par Cécile Dutheil de la Rochère

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