Cristina Comencini

Matriochka

Roman. Traduit de l’italien par Carole Walter

Collection : Terra d’altri

192 pages

18,05 €

978-2-86432-355-6

mars 2002

Cristina Comencini place son dernier roman, Matriochka, sous le signe de l’emboîtement et du multiple : le titre évoque ces poupées russes gigognes, à l’image desquelles chaque femme en contient plusieurs autres. Ainsi en est-il d’Antonia, figure centrale du roman, célèbre femme sculpteur obèse, monumentale, âgée, qui porte en elle, intactes, toutes les femmes qu’elle a été et qui se font jour au fur et à mesure des entretiens menés avec son interlocutrice, Chiara, jeune romancière frustrée venue à la biographie par dépit.

Entre les deux femmes aux vies à la fois contraires et proches s’instaure peu à peu une relation intense, qui envahit la sphère privée de la biographe, et va déterminer chez elle un renversement radical : au lieu d’une biographie, c’est une œuvre de fiction qu’elle écrira finalement.

Le roman se constitue donc autour de l’auto-bio-graphie, des enjeux de l’écriture, et plus particulièrement de la création féminine – pleine et puissante chez Antonia, longtemps entravée chez Chiara.

De son écriture précise et sensuelle, traversée par l’humour autant que par la mélancolie, Cristina Comencini fait vivre et analyse sans complaisance tous les êtres – pères, frères, amants ou époux, et figures maternelles surtout – qui gravitent autour des deux femmes en un mouvement vertigineux de rapprochement et d’éloignement, dans l’espace comme dans le temps. Sont ainsi évoqués tous les âges de la vie, de l’enfance fragile et mystérieuse à la vieillesse immobilisée, et aussi les avatars du corps, réel ou sculpté, aimé ou refusé, déformé, morcelé, recomposé – dans le rêve, le fantasme ou le bronze. L’auteur, attentive comme dans ses précédents romans à la complexité des destins, entend nous rappeler ici que tous les corps, que toutes les vies sont gigognes.

Dans mon ordinateur j’ai ouvert un fichier où j’ai fait la synthèse de nos conversations et du matériau recueilli sur elle. Je fais toujours ça. Ce n’est pas encore le fichier du livre. Je l’ai intitulé « Matriochka », parce que je trouve qu’Antonia ressemble à une poupée russe qui en contient d’autres de plus en plus petites, toutes avec des pommettes rouges et des yeux cerclés de bistre. En relisant mes notes pour le rendez-vous de demain, j’ai remarqué qu’il manquait toute la partie concernant sa vie à Rome. Demain je lui parlerai des séances avec questions. C’est une pratique que j’adopte toujours. Au cours des premières entrevues, il est normal que l’interviewé parle en roue libre, sans entraves. La mémoire a ses priorités émotionnelles et le biographe doit les connaître. Elle, par exemple, elle parle volontiers de son enfance et de sa vieillesse, mais n’aime pas évoquer son travail ni la période de ses succès, la partie la plus importante de sa vie adulte. Ça arrive souvent. Quand on est âgé, on a tendance à sauter le temps des réalisations, comme s’il ne comptait pas. Comme si la fin et le début contenaient déjà tout. Je fais des séances avec questions justement pour cette raison, pour rééquilibrer la matière. Les chapitres doivent avoir à peu près la même longueur, et le cours de la narration ne saurait présenter de lacunes. Ce n’est pas comme ça dans les romans, bien sûr, mais dans les biographies, si. Dans les romans les silences sont plus importants que les mots.

Si je devais écrire un roman sur Antonia, je partirais de la photo de la jeune fille que j’ai trouvée dans son ancien atelier. De la photo, et du tapis roulé avec les marques de cigarettes. Je pense que sur ce tapis Giorgio et elle se sont souvent aimés, et que c’est pour ça qu’elle l’a laissé là, avec la sculpture en morceaux et les photos des années cinquante. La photo de cette fille serait le mystère de mon roman. Chaque vrai livre contient un mystère ignoré même de l’auteur. Celui qui lit et celui qui écrit sont liés par le même désir de le découvrir. Ils le font ensemble, sur un chemin commun, où le lecteur a l’impression d’être guidé, alors que l’écrivain ne connaît ni la route ni la direction.

Le Magazine littéraire, mai 2002, par Valérie Marin La Meslée

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