Yoko Tawada

Narrateurs sans âmes

Récits. Traduit de l'allemand (Japon) par Bernard Banoun

Collection : Der Doppelgänger

96 pages

11,66 €

978-2-86432-336-5

mars 2001

Voici les textes d’une nomade. Voyageant à travers les continents, les mots et les alphabets, Yoko Tawada perçoit et fait percevoir une étrangeté sidérante dans le quotidien moderne : les voyages, les villes, la nourriture, la surface des visages entrevus.

Ce que l’on jugeait banal perd de son évidence, devient relief et parfois abîme ; à l’inverse, ce que nous croyons être profondeur de notre pensée occidentale en est ébranlé. La tête n’est qu’une partie du corps qui écrit, caisse de résonance traversée par les voix qui viennent se fixer, en apparence, sur les signes étranges et étrangers que sont les lettres.

Le serveur posa mon bortsch sur la table et sourit à Sacha, qui jouait à côté de moi avec la poupée en bois, la matriochka. De son ventre, il sortit une ronde paysanne. La petite poupée fut à son tour aussitôt démontée, et de son ventre sortit – surprise prévisible – une autre encore plus petite. Le père de Sacha, qui pendant tout ce temps avait observé son fils en souriant, me regarda et me dit : « Quand vous serez à Moscou, achetez une matriochka en souvenir. C’est un jouet typiquement russe. » Nombreux sont les Russes qui ignorent que ce jouet « typiquement russe » ne fut fabriqué en Russie qu’à partir de la fin du dix-neuvième siècle, d’après d’anciens objets japonais. J’ignore seulement quelle poupée japonaise peut bien avoir servi de modèle à la matriochka. Peut-être une kokeshi, cette poupée dont ma grand-mère m’a parlé un jour : il y a très longtemps, à l’époque où les habitants de son village vivaient dans une profonde misère, il arrivait que des femmes tuent leurs enfants aussitôt après la naissance pour éviter de devoir mourir de faim avec eux. Pour chaque enfant tué, on fabriquait une kokeshi, ce qui signifie « l’enfant-supprimé », pour qu’on n’oublie jamais qu’elles avaient survécu aux dépens des enfants. À quelle histoire la matriochka pourra-t-elle être associée, plus tard ? Peut-être à l’histoire du souvenir de voyage, quand les humains ne sauront plus ce qu’est un souvenir. « À Moscou, j’achèterai une matriochka », dis-je au père de Sacha. Sacha sortit la cinquième poupée et essaya de la démonter aussi. « Non, Sacha, c’est la plus petite, s’écria son père. Maintenant, il faut que tu les remettes l’une dans l’autre. » Le jeu reprit alors en sens inverse. La plus petite poupée disparut dans celle de taille supérieure, cette dernière dans la suivante et ainsi de suite. J’avais lu dans un livre sur les chamans que nos âmes peuvent nous apparaître en rêve sous forme d’animaux, d’ombres ou bien de poupées. La matriochka est sans doute l’âme des voyageurs de Russie qui, plongés dans le sommeil, rêvent de la capitale alors qu’ils traversent la Sibérie.