Henri Meschonnic

Politique du rythme, politique du sujet

Collection : Critique littéraire

624 pages

30,63 €

978-2-86432-220-7

avril 1995

Après Critique du rythme dédié à l’inconnu, Politique du rythme est, dans cette tentative d’établir une théorie du langage, la poursuite de cet inconnu. Le premier cherchait le mouvement de la parole dans l’écriture et révélait combien il engage le sujet, tous les sujets. C’est ce sujet qu’explore Politique du rythme. L’ouvrage remet en cause les conceptions régnantes de la sociologie ou de la psychanalyse qui ne lui font aucune place tout en affichant que la littérature, l’art sont inséparables d’une représentation de la société, d’une manière de penser la collectivité, le féminin… Ce parcours nous ramène à Aristote qui exprima avec force la solidarité entre poétique, éthique et politique. L’oubli de cette solidarité est aussi l’oubli du sujet. Dès lors les effets réciproques du politique et du poétique ouvrent sur ce que nous commençons à peine à penser : le continu dans le langage.

Introduction de l’auteur

Dans le bruit qui emporte chaque jour le contemporain au Service des Urgences, j’essaie de penser ce qui ne fait aucun bruit, et qui apparemment n’a aucune urgence, mais qui manque, au point que son silence même s’entend sous les discours de luxe. J’essaie de penser une pensée du sujet comme une politique du sujet.

Je pose que s’il manque le poème, le sujet du poème, il manque du sujet au sujet. Ce sujet spécifique doit être pensé.

Car cette pensée est nécessaire, même sans qu’on le sache, pour tous. Elle est la démocratie du poème. Elle est ce qu’il y a à penser dans et par l’idée d’une pensée poétique, telle qu’elle transformerait non seulement la représentation courante du langage, mais retrouverait – autrement, et pour aujourd’hui – un lien oublié entre le langage, la chose littéraire, l’éthique et le politique.

Le lien entre le rythme et le sujet vient de ce que j’entends par pensée poétique une invention du rythme, au sens où le rythme n’est plus une alternance formelle mais une organisation du sujet. Et la poésie ou la pensée poétique, je la définis comme une invention du sujet telle qu’elle invente indéfiniment d’autres sujets.

La pensée poétique est donc immédiatement éthique. Elle est telle qu’elle empêche toute réduction ou définition formelle de faire son ronron : cette vieillerie, sa confusion avec le vers, qui l’oppose à la prose. Quelque académisme – l’époque se répète – font de cette stase le goût du jour. Mais si la prose est, en elle-même, l’irréversible du rythme, la poésie ne s’y oppose plus.

La pensée poétique est une invention de l’éthique, au sens où elle remet en cause l’hétérogénéité des catégories d’une rationalité respectable mais dangereuse, malgré ses beautés un peu passées. Elle remet donc en cause ces catégories elles-mêmes, prises dans leur hétérogénéité, les catégories des Lumières : l’esthétique, l’éthique, la politique. Elle les remet en cause parce qu’en se fondant en elles, parce qu’elles lui sont nécessaires, elle les transforme.

D’où, irrésistiblement, ce que la modernité dans l’art et la littérature a montré de l’implication réciproque entre l’éthique, la politique, la poétique. Au point que peut-être la poétique ne serait, comme travail de reconnaissance de la pensée poétique et avec elle, que cette implication même. Quand et seulement quand elle les tient, car c’est peut-être seulement elle qui peut les réunir, toutes ensemble d’une main forte. Dès qu’elle les relâche, et qu’elle-même et les autres redeviennent toutes ce qu’elles étaient auparavant, c’est le vieux monde, qui montre ses horreurs, et son maquillage.

Il en ressort, paradoxalement, l’urgence réelle, bien qu’inapparente, de penser la pensée poétique. Dès qu’une représentation de la société oublie l’art et le sujet, ça se voit. Les conséquences en sont ruineuses.

Ce qui suit est cette tentative : penser, un peu plus qu’on ne l’avait jusqu’ici pensé, la critique du rythme et par le rythme.

L’objectif, en chemin, n’est pas de penser contre ceci, contre cela. Mais s’il y a à dégager une telle pensée des obstacles qu’elle rencontre, tant pis si c’est contre. On pense pour, on pense vers. Y compris contre soi-même. Au-delà de plaire ou déplaire. C’est justement le plaisir.

Il y a d’abord à essayer et à critiquer ce rapprochement entre poétique et politique. Il faut voir ce qu’on en tire. Reconnaître les faux-semblants. Le langage mérite mieux.