Marie Cosnay

Villa Chagrin

Collection : Collection jaune

80 pages

11,16 €

978-2-86432-462-1

février 2006

« D’abord il était facile de faire un tableau, ce n’était pas un problème. La vraie tâche était de cerner la bête. Ensuite je n’imaginais pas cerner la bête sans que s’y mêlât une affaire d’amour. Enfin, quelque chose avait bien commencé ici, à l’angle de la villa Chagrin et de l’Adour, où le hasard me faisait vivre. Me faisait vivre. La question touchait Bram et Marthe. Elle me concernait aussi. »
Il s’agit, dans ce livre – au style économe et resserré, volontairement lent dans la progression – de chercher les effets croisés et conjoints de deux temps narratifs : celui de la perte d’une relation amoureuse (et par là d’une personne en soi-même) et celui d’une disparition qui appartient à une autre histoire : celle de Marthe Arnaud, compagne de Bram van Velde, qui connut une existence à la fois intense et tragique.

Hier soir j’écoutais avec attention, la main sur la gorge, mon cœur arythmique, j’avais une peur violente, allait s’éteindre quelque chose, c’était sans drame, j’avais le souvenir de tenir à autre chose, quoi, on ne faisait plus de phrase, seule une toux rauque, souffle malaisé, on ne liait plus les idées, on restait allongé, le cœur malhabile, d’un autre genre, on ne liait plus les phrases, c’était terminé, on était de ce côté, d’où rien ne pourrait nous ramener, je regardais, il restait ceci : regarder – un éveil d’oiseau à l’heure précise, avec le regret poignant de ce qui était déjà empoigné.

Non, j’y viens, je vais y venir. J’irai à cet endroit, là où est la question circonscrite, le point, l’angle. Il fallait dire l’abandon, le mien et celui de Marthe, le même, je voulais du moins qu’ils fussent les mêmes. Je n’osais pas le dire, c’est au matin, le ciel avait grandi sans la moindre trace de salissure, tout de suite il fut levé, immense.

Marthe avait soixante-dix ans. Les crises de paludisme l’avaient affaiblie. Elle y voyait peu. Avec elle Bram avait fui Paris et les violences du temps de l’Algérie. La femme de Jacques Putman leur prêtait sa maison de Fox Amphoux. Bram travaillait en haut. Marthe en bas faisait tinter les casseroles, se démenait pour qu’il mange, qu’il tienne et peigne. Peut-être, je l’imagine, presque aveugle, fit-elle tomber une fois les casseroles. Peut-être, une fois, s’allongea-t-elle brusquement dans la cuisine, n’attirant à elle l’attention que par le bruit plus tintant des casseroles. Lorsqu’ils commandèrent du bois de chauffage, le livreur se trompa, le déposa à l’autre bout du village. Chaque matin, Marthe chargeait son sac de quelques bûches et tâtonnait dans l’aube fraîche.

Il tentait d’y voir, il disait qu’il fallait trouver le courage d’y voir. Il se plaignait du bruit, en bas. Les casseroles, « c’est le pire ». Il prenait des somnifères pour dormir. Il avait des angoisses compliquées à propos des somnifères, la peur d’en manquer, la peur qu’ils ne devinssent ennemis.

Bram est fêté et reconnu. On le persuade que Marthe est une gêne, une entrave. Où qu’elle soit, elle s’allonge. Elle dit que la crise va passer. Ne pas s’inquiéter. Quelques jeunes gens viennent écouter les mots de Bram, entre deux toux rauques et gênées. On raccompagne Marthe, la congédie. On la conduit à Aix, chez des amis, les Rigaud. Ils la gardent. Ce jour-là elle pleure devant Bram qui ne dit rien, arrange son chapeau, tousse encore. Elle pleure. Puis elle est à Paris. Les Rigaud l’ont mise dans le train, comme ils disent. Elle n’y voit plus. Une voiture, dans la rue Bobillot, la renverse. Elle meurt seule à l’hôpital. Elle tenait sous le bras un manuscrit. C’était en 1959, vingt-deux ans après leur rencontre, vingt et un ans après l’Amélie et Bayonne. C’était le 11 août 1959.

« Du jour au lendemain », par Alain Veinstein, France Culture, lundi 17 avril 2006 à 0h

« Le livre du jour », France Culture, vendredi 10 mars 2006