À propos d’Au temps de ma colère

 

Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

Pour comprendre qui l’on devient avec le temps, comment on change, ce qui change au fil des épreuves d’une vie.
Pour saisir ce qui me sépare de « l’enfant en colère ».
Pour voir si je suis resté fidèle à ce qu’il sentait, pensait, au sortir de l’enfance.
Pour essayer de transformer sa colère en quelque chose d’autre…
Pour retrouver « Alexis ».

Il y a une sorte de division entre le « je » du narrateur, qui écrit depuis aujourd’hui, et ce « je » de l’enfant en colère, qui a écrit cet essai, il y a plus de vingt ans, sur les dernières années du siècle…

Je pense souvent à l’histoire de celles et ceux qui ont changé d’identité, qui ont fait des transitions de genre, modifier leurs noms, etc.
Je suis né sous le nom d’Alexis. Cela fait plus de vingt ans que je vis sous le nom de Camille, le prénom de mon arrière-grand-père, un homme qui s’est suicidé en 1939.
J’ai fait rentrer des fantômes dans ma vie.
J’ai rompu avec mon milieu, avec la ville où j’ai vécu de l’adolescence jusqu’à l’âge adulte.
Les membres de ma famille, père, mère, frère, sont morts.
Depuis la mort de mon père, j’ai fait tout un chemin de conversion vers le judaïsme.
J’ai subi une opération, pour la circoncision. Ce sont de grandes failles.
Cela a créé un trouble de l’identité.
Les personnes qui ont fait des transitions de genre parlent de leurs « noms fantômes », leurs noms d’avant. En ce qui me concerne, je vis sous plusieurs noms, mon « fantôme » continue de vivre avec moi. Je suis toujours suspendu entre les prénoms, comme si on ne savait plus comment me nommer.
Et vous savez, quand vous devenez « juif » par la conversion, les rabbins transforment votre généalogie. Ils vous arrachent à vos parents réels, et ils créent, par un acte, une autre descendance. Tous ces éléments font partie de ma vie, et ont créé des énigmes, des dédoublements, des flottements, des indécisions, des vertiges.
Et sans doute que ce livre est une façon de retrouver « Alexis », l’enfant devenu fantôme.
J’ai voulu aller à sa rencontre.

Quel est le lien entre ce livre et vos autres livres, entre Au temps de ma colère et Thésée, sa vie nouvelle… ?

Thésée, sa vie nouvelle était une enquête sur la peur. Avec Au temps de ma colère, c’est une enquête sur la rupture, sur la cassure, entre Alexis et le milieu où il est né. Dans Thésée, j’ai eu besoin de m’appuyer sur la légende, le mythe. Dans Au temps de ma colère, je poursuis ce geste paradoxal de révélation de la vérité. Et toujours, je cherche ce point d’intersection entre l’histoire intime et la grande histoire. C’est la photo qui ouvre le livre, celle de la mère d’Alexis qui se trouve au pied du mur de Berlin au moment où le bloc soviétique va être emporté.
On retrouve dans ce livre le thème de la chute du Mur de Berlin comme « catastrophe » (katastrophḗ, « bouleversement, ruine ») que je développais dans Le hêtre et le bouleau dès 2009. On a aussi, au cœur du livre, cette question que je posais dans Herzl, une histoire européenne : où en est-on des liens entre le socialisme et le judaïsme. C’est en ce sens aussi que j’expose le certificat de conversion d’Alexis au milieu du livre.
Maintenant, si l’on veut lire de façon transversale, entre les deux livres, entre Thésée, sa vie nouvelle et Au temps de ma colère, j’invite les lectrices, les lecteurs, à suivre le motif du « minotaure », du monstre ; avec cette dynamique d’un passage de la mort (Thésée) à la re-vie (Alexis).

Vous dites dans le livre que vous cherchez la vérité derrière les fictions. Et pourtant, en écrivant l’histoire d’Alexis à la troisième personne – « il écrit », « il pense »… – votre prénom d’enfant devient celui d’un personnage.

Je voulais raconter ce parcours d’Alexis en lien avec les drames de l’Histoire.
Et comme j’ai pris le nom de ma grand-mère pour écrire – de Toledo – Alexis est devenu, oui, un nom de personnage. J’ai donné des clefs de mon rapport à la fiction dans une histoire du vertige pour saisir ce geste. Je suis un lecteur fidèle de Don Quichotte. Et Cervantès se crée un double dans le livre. De même, le personnage a un nom fantôme, celui qu’il était avant de devenir chevalier. C’est aussi la situation dans laquelle se trouve celui qui change de nom.
Pour « Camille » qui signe les livres, « Alexis » est le prénom d’un personnage. Mais bien sûr, comme Alexis est mon prénom de naissance, je peux attester de tous les événements qui transforment ce personnage. Je peux les prouver.
Ce sont, par exemple, toutes ces années où Alexis fait des films documentaires, et que j’expose en reprenant des images réelles de ses films.
Cela me permet de l’intérieur de la fiction, de revenir à la vérité, de revenir à la preuve.
C’est, en somme, comme si j’avais besoin de me prouver à moi-même que je suis encore vivant, après toutes les morts que j’ai traversées.

En suivant le chemin des transformations d’Alexis, nous suivons également une réflexion très singulière sur l’Histoire, comme si vous cherchiez à présenter une autre version de la fin du XXe siècle…

La vie d’Alexis, c’est l’histoire d’une rupture de caste, d’une coupure généalogique. Et en ce sens, je cherche à comprendre pourquoi il se met au banc de la caste sociale où il est né. Pour avancer dans cette enquête, j’ai donc rouvert quelques pages de mon enfance. Et j’ai retrouvé un garçon qui n’a eu de cesse de sentir que les récits qui étaient portés dans son milieu étaient trompeurs, erronés. C’est ce que je nomme dans le livre « l’idéologie de 1989 », le récit de la « Fin de l’Histoire », du triomphe de la démocratie et du marché. Cette narration des élites, Alexis n’y croit pas, il voit que ça ne colle pas avec la réalité des événements après 1989. Il voit déjà qu’il n’y a pas cette « paix de l’abondance ». Il voit qu’il n’y a pas de fin à la tragédie de l’Histoire. Il voit, déjà, que les guerres reprennent, que la liberté annoncée en 1989 est pleine de zones d’ombre, d’humiliations pour les vaincus de 1989.

On pourrait dire malgré tout que votre perspective, dans ce livre, est celle d’un enfant de l’Ouest de l’Europe. Reconnaissez-vous quand même que la Chute du mur de Berlin a été un soulagement, une chance pour les populations d’Europe de l’Est ?

Pour avoir une réponse complète à votre question, je vous invite à relire le hêtre et le bouleau, essai sur la tristesse européenne, que j’ai publié en 2009.
Ce que j’ai senti dès les premières notes jouées par Rostropovitch au moment de la Chute du mur de Berlin, c’est qu’au cœur des cris de joie, il y avait déjà l’expression d’une tristesse.
Quand des tyrannies tombent, disparaissent, il faut se réjouir, mais il faut aussi aller plus loin que la joie, se mettre à entendre ce qui est là, dans le vide qui s’en suit, derrière le triomphe du capitalisme et ses libertés.
Pour ma part, j’ai prêté l’oreille à cet autre message.
Je vis depuis quatorze ans en Allemagne.
J’ai senti monter cette espèce de colère des « humiliés de 1989 ». Les pays de l’Ouest n’ont eu de cesse de donner des leçons d’Histoire au monde entier. Ils ont décrit 1989 comme une immense victoire de la liberté et du marché libre. Mais ils ont été aveugles, absolument aveugles, au revers du paradis annoncé. Alexis, lui, qui vient de ce monde du capitalisme, est né au cœur de cette crise de la promesse. Il sait ce que cache la « liturgie de la victoire » des valeurs occidentales.

Vous avez souvent comparé le travail narratif à l’alchimie : comme si raconter une histoire consistait à transformer une matière en une autre matière… A votre avis, quelle espèce d’alchimie est au cœur d’Au temps de ma colère ?

J’ai compris que le livre avait trouvé son dénouement quand j’ai vu, au bout de l’enquête sur la colère, apparaître le visage de ma deuxième mère, celle que je nomme « la mère-maison ».
A ce moment-là, j’ai compris que la colère d’Alexis contre sa caste, celle qui dirige nos vies, qui nous dit ce qu’il faut penser – cette colère contre l’élite dont je me méfie, tant elle nourrit les vagues populistes, parfois même fascistes – avait alors trouvé un autre point d’appui : l’amour et la gratitude.
C’est en ce sens, il me semble, qu’Au temps de ma colère organise le passage, la bascule d’une image vers une autre. La première « mère » dans l’angle de la Grande Histoire – au pied du mur de Berlin – qui est loin, absente, et choisit sa carrière… s’efface finalement dans les dernières pages devant l’autre « mère », celle qui existe et vit dans l’oubli des « grands de ce monde » : cette autre mère dont Alexis porte la honte, la fragilité, la mémoire. C’est à elle que le narrateur adresse ses derniers mots.

Au temps de ma colère est l’histoire d’une « rupture de caste » comme vous l’écrivez. On pense ici au thème très présent ces dernières années en littérature des « transfuges de classe », mais vous écrivez, pour Alexis, qu’il trahit « mais vers le bas »…

Le livre n’aborde pas cette rupture de caste de manière théorique.
Au temps de ma colère, c’est juste l’histoire d’un gamin qui a grandi dans une « hyper-caste », proche du pouvoir, et qui s’est toujours senti en rupture. Et il accomplit cette rupture au fil de sa vie : il ne sait pas ce qu’il fait, il est encore inconscient dans l’enfance, dans les premières années de sa vie d’adulte, mais cette rupture est, de fait, le fil rouge de sa vie : le choc du déménagement dans la « grande ville », son rejet de l’« esprit » de centre-ville, sa fidélité à sa colère, le rejet de l’idéologie de la classe dominante, après 1989 ; sa paradoxale fidélité au socialisme ; puis le départ, ce que l’on comprend de son départ, le fait d’avoir rompu avec son milieu, en quittant la France… Et enfin, la reconnaissance de cette blessure de jeunesse, qui le handicape, et le sépare définitivement d’un monde de la réussite.
C’est en cela que je parle de « trahir, mais vers le bas ».
Ici, il n’y pas d’élévation, pas de récit ascendant comme les médias les adorent, tant le scénario de l’ascension conforte la narration dominante de la réussite.
Ici, il y a l’histoire d’un éloignement.

Vous parlez plutôt de « rupture de caste » que de « classe »…

Je parle d’un enfant, Alexis, qui a rompu avec son milieu ; et aussi, avec ce pour quoi il était programmé : le pouvoir.
En écrivant Au temps de ma colère, j’ai souvent pensé à ces gamins qui, à la fin de leurs études brillantes quittent le monde auquel ils sont destinés.
Dans le livre, je tourne autour de cette idée qu’une rupture complète n’est pas possible ; car les écrivains, les travailleurs du texte, sont toujours, à certains égards, pris par le monde bourgeois et ses codes. Le monde du langage vous conduit toujours, irrémédiablement, au cœur de la société ; même si, à mes yeux, la situation est aujourd’hui plus complexe, car c’est un autre langage qui a pris l’ascendant, celui du code informatique ; si bien que l’ensemble du « monde littéraire » est lui-même en voie de déclassement.
Et puis, j’ai toujours préféré les figures d’artistes qui vivent en marge.

On sent aussi un lien très fort, dans le livre, avec ce que vous dites des « fictions » dans Vies potentielles et dans Une histoire du vertige : la vie d’Alexis, c’est, en somme, l’histoire d’un arrachement hors des fictions du pouvoir…

Oui, Alexis, je devais le sortir de la fiction.

Et voilà, il est revenu, en quelque sorte, de l’intérieur de cette espèce de bulle générale des histoires qu’on se raconte.

Je devais le réanimer, et cette tâche fait partie du chemin pour tenter de me soigner.

Comme dans Vies potentielles, où le narrateur Abraham se demandait pourquoi il racontait des « fictions » en cherchant à sortir de cet immense champ narratif qu’est devenu le monde ; comme le personnage, dans Thésée, sa vie nouvelle, qui cherchait à percer des bulles de mensonges, d’omissions, de faux récits… ici, c’est l’histoire d’Alexis, un enfant qui tente de sortir de cette espèce « d’évangile » de la fin du siècle en mettant à distance les fables que les gens autour de lui racontaient : la prospérité européenne, le triomphe de la liberté…

Mais il y a un truc plus important encore, et ça me rappelle une discussion que nous avons eu pour la couverture de ce livre.

On a d’abord travaillé la couverture avec une image en noir et blanc.

Mais très spontanément, j’ai écrit ces mots, en retour, sans réfléchir :

« Comme mon frère est mort, j’ai bien sûr accepté le noir et blanc pour Thésée, sa vie nouvelle. Mais pour ce livre, cette colère, je m’étais plutôt représenté une énergie de vie, avec la couleur…

car la vie est en couleur… »

Je crois, en vérité, que c’est ça, ce livre, cette « histoire d’Alexis ».

Une tentative, depuis la mort, pour revenir à la vie.

Vous décrivez ce que vous appelez une « hyper-caste », pensez-vous que cette « hyper-caste » pose un problème démocratique ? Consiste-t-elle, à vos yeux, en une confiscation du pouvoir ? 

Je m’intéresse aux récits, aux « habitats narratifs ». 

Dans Thésée, sa vie nouvelle, je me suis notamment confronté au mythe des Trente glorieuses. 

Ici, avec l’histoire d’Alexis, je raconte une lutte avec un autre mythe, celui de la « Fin de l’Histoire ».

Ce que je cherche avant tout, c’est à nous sortir de nos bulles fictionnelles, de nos récits qui envoutent et nous enferment dans une seule vision. 

Mais c’est là que la question des « envoutements », la production de mythes, rejoint la confiscation. 

Ces mythes sont bien souvent le fruit d’un consensus au sommet des États, dans les strates privilégiées de la société. Je ne dis pas qu’ils sont élaborés consciemment. 

C’est plus, comme je l’écris, une « atmosphère », un bain, une sorte d’immersion. 

Mais il est clair que ces mythes servent des intérêts.

C’est tout ce « méta » discours qui entretient et justifie des rapports, des relations d’emprise. 

Il y a ceux qui entrent dans cette « hyper-caste », ceux qui en « sortent ».

Mais les valeurs, les imaginaires dans ces lieux perdurent.

En revenant aux « sensations » du petit Alexis, à sa gêne, en présence de « Mazet », la seconde mère, « la mère maison », je suis remonté aux sources d’une rupture sociale. 

Tant qu’Alexis vivait en-dehors de la grande ville, de Paris, il vivait dans une forme d’inconscience. Mais l’arrivée dans la « grande ville » a eu un effet révélateur. 

La France n’est pas seulement centralisée. 

Il n’y a qu’à penser aux petits hôtels particuliers transformés en ministères. 

On sent que le pouvoir se joue dans ces couloirs, sur ces parquets vernis. 

Dans l’enfance d’Alexis, c’était un pouvoir socialiste. 

Aujourd’hui, le centre de gravité a changé. 

Mais les logiques demeurent. 

Il y a la séduction, les passe-droits, les coups de fil, les visiteurs du soir, les interlocuteurs privilégiés. Il y a les petits silences et les grandes paroles qui bâtissent et maintiennent un certain état des choses. Cette structure où se mêlent des intérêts économiques, politiques, médiatiques, je l’ai vu à l’œuvre. 

Il y avait de véritables amitiés, mais ces amitiés étaient, en soi, problématiques, tant elles concentraient de leviers du pouvoir. 

Je vis depuis douze ans en Allemagne et je constate de profondes différences. 

La France est restée une société de cour. Et la nuit du 4 août qui a, dit-on, mis fin aux privilèges n’a pas résisté aux plis, aux habitudes de cette société de cour.

Dans le livre, le narrateur depuis notre présent renvoie souvent à un « ils ». Ce « ils » qui ont célébré la « Fin de l’Histoire », « le libre-échange », « la mondialisation ». C’est un « ils » un peu flou, qui pourrait laisser penser que « ils » est responsable de tous les malheurs du monde. Qui voyez-vous derrière ce « ils » ?

Se lancer dans un livre, c’est choisir des pronoms. Qui dit « je » ? Qui sont « ils » ? Quand j’ai posé ce pronom « ils » dans le livre, je me suis posé cette question. Qui est ce « ils » qui vient spontanément quand je repense à l’enfance d’Alexis.

Je me dis que c’est un peu comme dans l’évangile de Luc (23-34), quand le Christ dit : ils ne savent pas ce qu’ils font. Qui est « ils » ? 

On peut penser aussi aux circonstances de la mort de Socrate.

Qui condamne Socrate à mort ? Un tribunal ? Mais qui ? Qui est ce « ils » errant  ?

Je suppose que ce « ils », ça doit être la « doxa », la « rumeur », un « chœur » antique. Je crois que c’est important que le référent flotte. « Ils » mais qui ?

Comme lorsqu’il est écrit, dans le livre : « comment remonter aux coupables ? »

Le « ils », c’est la polarité opposée de l’« enfant en colère ».

Qui porte cette foi dans le marché, qui décide des lois, de l’Histoire ?

Qui condamné la jeunesse de se révolter ?

Dans les années 1980, ce « ils », c’étaient, je suppose, les cercles du pouvoir socialiste.

A l’échelle européenne, c’était aussi la doxa, ce que les gens qui nous gouvernent désignent encore par « nos valeurs ».

Le pronom « ils » flotte toujours un peu. Et c’est important qu’il puisse flotter.  

Mais en y réfléchissant encore, je me rends compte que c’est aussi la perspective de l’enfant.

Les enfants disent cela des « adultes ».

Ils… ceux qui fixent les conditions de la réalité.

Je ne me suis jamais résolu complètement à cette espèce de verdict de la réalité des adultes.

Je la connais, mais elle pour moi tissé de tant de fictions apprises, de plis culturels répétés.

C’est entre autres pour ça que j’ai écrit Une histoire du vertige.

A la fin, nous vivons toujours dans des systèmes de croyance, des « réalités fictionnelles », construites par les histoires que nous nous racontons.

Les « adultes » disent que c’est la réalité, comme s’il n’y en avait pas d’autres.

Mais bien sûr qu’il y en a d’autres.

En tant que chercheur associé à l’Institut d’études avancées de Nantes, je travaille avec des anthropologues, notamment, sur les droits de la nature.

Et nous savons très bien des anthropologues qu’il existe une infinité de cosmovisions, de manières de voir, de construire le réel. Ici, le rappel à l’enfant me renvoie à cette sorte de « fictions » que les adultes imposent pour justifier leurs réalités.

C’est un ressort dynamique dans le texte, ce que sait, ce que sent l’enfance, face à celles et ceux qui parlent, qui expliquent ce qu’il faut penser.

Dans Thésée, vous aviez voilé les noms réels, sauf le prénom du frère suicidé, Jérôme. Ici, vous n’hésitez pas à poser dans le texte des noms réels. Pourquoi ?

Thésée, sa vie nouvelle partait d’une résidence d’écriture à la maison Max Ernst, où j’ai exploré la double signification du mot « légende ». Quand on dit : légender un document, on parle d’un texte qui établit la vérité de ce document. Mais légender, c’est aussi prendre ses distances d’avec le réel  pour faire entrer dans la légende.

Ce livre, qui emportait des éléments biographiques du côté du « mythe », de « l’archaïque », était nourri des réflexions de Imre Kertész, dans L’holocauste comme culture, et notamment ce qu’il écrit sur le devenir mythologique de l’Histoire ; quand on s’éloigne de l’établissement des faits, que les témoins meurent. Il explique dans cet essai le besoin, dans son cas, d’avoir eu recours à l’imagination, car l’enfant ne se souvenait pas.

Cette réflexion sur le devenir mythique de l’Histoire, c’est tout le sens du déplacement des noms.

Thésée venait déplacer, transformer la réalité du vingtième siècle, pour aller vers le mythe, et révéler une vérité indicible concernant le passé et une vérité à venir pour le futur : la reconversion du narrateur au judaïsme.  

C’est pour cette raison que la branche du père devient une branche de la mère, Ester. Je doublais ainsi le geste des rabbins qui m’ont arraché à ma généalogie, à la même époque, par un acte rituel, pour me relier à une autre lignée.

Dans Au temps de ma colère, c’est différent, le régime de vérité opère différemment. Je vais chercher une confrontation plus directe avec l’enfant, celui que j’ai été. Et donc, au fil des pages, j’avais besoin de rappeler « Alexis », de le replacer parmi des noms que j’ai connus, qui ont fait partie de son enfance.

Il y a les « noms propres », qui sont comme les marqueurs d’une époque : Mitterrand, Delors, Thatcher, Reagan… Des « noms-Histoire ».

Puis, il y a des noms situés, ceux des conseillers du pouvoir : Minc, Attali… qui posent l’enfant dans une sorte d’atmosphère, au contact d’un monde avec lequel il se sent en rupture.

Ces noms sont aussi les signes d’une dérive oligarchique du pouvoir, de « l’hyper-caste » dont il est question.

Puis, il y a les prénoms qui signent l’intime… Christine, la mère d’Alexis, puis les prénoms des camarades avec lesquels l’enfant créée un journal. Ce sont des prénoms amis, traces de complicités des premiers temps de la vie d’adulte.

Puis, il y a un nom que je pose par gratitude. L’éditrice qui fut la première à contacter l’enfant, Alexis, pour l’encourager à écrire.  

Au temps de ma colère est une façon aussi de fixer des preuves.

Comme la photographie du mur de Berlin ou le certificat de conversion.

Je distingue souvent les « auteurs » des « écrivains ».

Les premiers se rangent du côté de l’invention, du fantasme, de la création imaginaire, parfois même de l’imposture ou du mensonge.
À l’inverse, un écrivain, à mes yeux, c’est une personne qui n’arrive plus à mentir.
Il peut encore inventer, mais c’est pour dire la vérité.

On note un motif du double, dans l’ensemble du livre : il y a deux narrateurs qui se jaugent ; puis, à la fin, il y a les deux mères ; et aussi, dès les premières pages, les deux effondrements ; puis les deux chutes, celle collective et celle intime, la chute en montagne…

C’est vrai. Ce n’était pas recherché. Mais je l’ai noté, à la fin de l’écriture.
Je crois que mes deux noms travaillent en profondeur. Je n’en suis pas toujours conscient.
Ce n’est pas pour rien que j’ai travaillé pendant tant d’années autour du motif du vertige, de l’écart entre les mots et la vie, entre les noms et les choses.
Je suis toujours à la recherche de cette intersection entre le langage, la fiction et la vie.
Je me rends compte en ce moment même qu’une raison profonde va puiser dans un double bind, une double situation installée, entretenue par la mère d’Alexis.
Les deux mères, les deux noms, etc.
Christine, la journaliste, ne cessait de « mentir » dans sa vie privée, à commencer par les mensonges qu’elle se racontait à elle-même.
Ma mère ne disait pas la vérité, mais elle nous demandait, à nous, de la dire,
de ne pas mentir.