Gert Jonke

Né en 1946 à Klagenfurt et décédé en 2009, Gert Jonke figure parmi les créateurs les plus originaux qu’ait produits l’Autriche ces vingt dernières années. De toute la littérature allemande contemporaine, il est l’un de ceux qui ont su le plus nettement affirmer le droit du conteur à la poésie et, comme le suggère le titre de l’un de ses livres, L’École du virtuose, à une maîtrise pour ainsi dire musicale de l’écriture. Quoique son nom soit encore inconnu en France et qu’il soit lui-même, par sa discrétion et son volontaire retrait, un piètre propagandiste de sa propre œuvre, il ne faut pas craindre d’affirmer qu’il appartient au petit nombre des véritables artistes du langage dont le nom survivra aux modes éphémères, et qui ont d’ores et déjà une place à part dans la littérature européenne du XXe siècle. Quelques distinctions prestigieuses (le Prix Ingeborg Bachmann en 1977, le Prix Elias Canetti en 1982) et les meilleurs critiques allemands ont signalé au public cette œuvre inclassable.
C’est en vain qu’on tenterait de situer Gert Jonke par comparaison avec les écrivains qui le précèdent en Autriche, ou par ressemblance avec d’autres. Il est d’emblée le frère des plus grands : sa fantaisie, sa capacité de prendre le lecteur au piège indéfini de fictions toujours « en miroir », sa faculté de se situer le plus souvent sur le terrain mouvant de la correspondance des arts, celle de la sensation musicale et de l’écriture en particulier, la jubilation avec laquelle il mène son lecteur aux portes de la folie pour conjurer, par sa virtuosité, l’irruption toujours probable de celle-ci, tout cela fait songer tour à tour à Sterne, à Jean-Paul, à Hoffmann, mais aussi à Raymond Roussel ou à Lewis Carroll, quand ce n’est pas à Joyce, référence obligée pour l’heureux lecteur allemand qui peut pleinement apprécier l’usage que fait Gert Jonke du pouvoir créateur de sa langue, dans l’incessante formation de « mots-valises ».
Pareille virtuosité n’est en aucun cas gratuite : elle est simplement l’expression d’une mise en question radicale – mais toujours souriante et même souvent comique – de tous les moyens par lesquels la société, la langue, les institutions décident à l’avance d’un sens de la vie humaine que la littérature a pour fonction, au contraire, de toujours contester pour toujours le réinventer. Pareille ambition pourrait sans doute faire songer au nouveau roman français ou à des expériences similaires, d’autant que, sur un autre de ses versants, cette œuvre ne cesse de mettre en question le pouvoir de l’image et de la représentation ; mais le narrateur des livres de Gert Jonke rencontre toujours sur sa route une expérience de l’extase qui lui apprend que le sens recherché ne fait pas entièrement défaut, quoiqu’il faille se garder de croire qu’on le possède durablement. Un tel narrateur, à l’esprit fragile, en perpétuel danger de mort, de coma éthylique ou de folie, se trouve toujours, à un moment de son récit halluciné, confronté à un « au-delà » du langage qui prend, à l’occasion, la forme de la musique, et qui témoigne de ce que le sens de la vie et de l’art véritable, précisément, est toujours au-delà, toujours « entre deux phrases », entre deux sons, toujours à venir.
Il est vrai qu’il est, de ce fait, quoique espéré, toujours manquant, et semblable en cela, pour Gert Jonke, à l’amour. C’est ce qui explique l’indéfinissable mélange d’humour et de mélancolie, de satire et de nostalgie, qui fait toute la beauté des livres de Gert Jonke. Celui-ci se moque en particulier de toutes les fausses raisons d’espérer aussi bien que des grandes formules idéalistes qui prétendraient enfermer l’art dans une théorie pour lui conférer une quelconque dignité, toujours plus ou moins utilitaire, ou une « fonction », fût-elle prétendument noble. On verra l’impitoyable traitement satirique qu’il réserve à ceux qui voudraient nous faire croire que « l’art transforme l’homme ». Jonke se moque du cérémonial qui entoure l’activité artistique – musées, conservatoires, fondations : autant d’hôpitaux de l’art – et de tout ce qui pourrait l’asservir à un quelconque jeu social, de tout ce qui pourrait nous faire oublier combien il nous pose la question dérangeante de notre rapport avec l’obscur le plus informulable, avec l’absolu dont nous sommes les incertains dépositaires, et qui est en effet dangereux, mais irréductible.

Hommage d’Elfriede Jelinek (traduction d’Uta Müller)

« Un grand magicien de la langue, un des plus grands. Il jouait avec la langue comme les enfants jouent avec des bulles de savon, mais ses bulles à lui ne contenaient pas de l’air, elles contenaient une pensée précise et complexe, et il n’était pas non plus un enfant, même si la langue lui procurait toujours une joie d’enfant. À partir de deux ou trois mots jetés sur une feuille, il savait faire naître tout un univers, tel un musicien de jazz qui, à partir d’un thème simple, crée une improvisation complexe aux multiples ramifications.

L’écouter lire ses propres textes était chaque fois une expérience inoubliable. »

Chez d’autres éditeurs

Musique lointaine, Gallimard, 1983

Dans la langue originale

Das Verhalten auf sinkenden Schiffen, avec Ilse Aichinger, Residenz Verlag, 1997

Dichtung und Heimat, Hitzeroth, 1990

Erwachen zum grossen Schlafkrieg,  Residenz Verlag, 1982

Es singen die Steine,  Residenz Verlag, 1998

Geblendeter Augenblick, Toncassetten (cassettes audio), Der Hör Verlag, 1998

Opus 111, Verlag der Autoren, 1993

Sanftwut oder der Ohrenmaschinist,Residenz Verlag, 1990

Stoffgewitter, Residenz Verlag, 1996

Verflechtungen, Grosser, 1994

Prix Kleist pour l’ensemble de son œuvre, 2005
Prix du récit au Grand Prix des Muses, 2001 (La Mort d’Anton Webern)
Prix Elias Canetti, 1982
Prix Ingeborg Bachmann, 1977

Prix Laure Bataillon 1993, attribué à Uta Müller et Denis Denjean pour la traduction de La Guerre du sommeil

Critique

Die Aufhebung der Schwerkraft, zu Gert Jonkes Poesie, (choix d’articles critiques de Elfriede Jelinek, Werner Kofler, Franz Schuh, etc., sur l’ensemble de l’œuvre), herausgegeben von Klaus Amann, Sonderzahl Verlag, 1998

Lectures, conférences

« De l’invention romanesque et démocratique », Semaine européenne du roman, avec Gert Jonke, Villa Gillet, 22 novembre 1995

Les Belles étrangères, ministère de la Culture, lecture à la maison des Écrivains, 28 mai 1991