Didier Daeninckx

Le Dernier Guérillero

Collection : Collection jaune

192 pages

12,17 €

978-2-86432-320-4

mars 2000

Les personnages de Daeninckx ne sont pas des héros, seulement des gens ordinaires qu’une curiosité, un tiers, un hasard, permettent de découvrir tout autres. Parfois ambigus, souvent révoltés magnifiques qui apportent leur pierre à l’œuvre de justice dont rêvent les hommes. Rien n’échappe au regard en conscience de l’auteur qui sait débusquer la petite bassesse, l’ignominie des salauds ou le beau geste qui s’ignore.
Avec la force d’évocation sûre qu’on lui connaît, sa manière d’épingler le détail qui fait la scène, en donne toute la tonalité, Daeninckx est l’un des rares écrivains du politique qui tienne actif l’écheveau de la comédie humaine tendu vers son embellie.

Eugène Varlot était originaire de Paris. En dix-huit mois de guerre, il n’a jamais revu sa famille, ses permissions étant toujours annulées au dernier moment. Il a laissé un journal qui relate tous les combats auxquels il a pris part sur la Marne, en Champagne. Ses carnets ont été retrouvés à son domicile de la place du Maroc (Paris 19 e), en janvier 1920, lors de l’enquête de police qui a suivi sa mort accidentelle et celle de sa compagne dans l’explosion de leur voiture, rue d’Aubervilliers.

Je me souviendrai toujours du 27 avril 1917, et pas seulement parce que c’était le jour de mes vingt ans. Ce matin-là, c’était des vies qu’on soufflait à la place des bougies. Depuis une semaine, nos chefs nous envoyaient sans répit à l’assaut d’une colline hérissée de barbelés et farcie de nids de mitrailleuses. Quand on n’était pas à courir sous la grêle de plomb et de cuivre, on faisait des cartons sur les nuées de corbeaux, les armées de rats qui bouffaient les morts et s’attaquaient aux blessés que nous n’avions plus la force de ramener dans les tranchées. La relève se faisait attendre, et c’était toujours les mêmes qui montaient au casse-pipe. Depuis près d’un an, on formait une paire miraculeuse avec Griffon, un boute-en-train originaire de Saint-Quentin dont la famille vivait en pleine zone occupée, trente kilomètres derrière les tranchées allemandes. Rien ne nous avait atteints, ni les balles, ni les bombes, ni les gaz. Pas une blessure, pas même une égratignure. On passait à travers la mitraille, et quelquefois on se disait qu’on serait capables de rester secs sous un orage. Sauf que depuis une petite semaine, je voyais bien qu’il ne tournait pas très rond. J’avais essayé de lui tirer les vers du nez, mais les combats se succédaient à un tel rythme qu’on n’avait jamais le temps d’aligner plus de trois mots. Le 27, l’offensive avait été déclenchée à cinq heures du matin. Trois heures plus tard, nous barbotions encore dans une boue immonde, gorgée de sang et de viscères, pour rejoindre nos lignes. Jamais je n’avais laissé autant de copains au bord du chemin. C’était vraiment le chemin des damnés. Quand on a enfin réussi à sauter dans le boyau, une escouade se préparait à grimper les échelles pour se faire hacher menu sur la plaine. La sentinelle nous a regardés comme si nous étions des fantômes.
— Vous arrivez d’où, tous les deux ?
— Du cinoche…
C’était une réplique à la Griffon mais cette fois, c’était moi qui l’avais lancée. Je n’avais plus de tabac, et un caporal m’a donné une toute-cousue cabossée que j’ai rectifiée du bout des doigts. Je venais à peine de l’allumer qu’un officier me l’a fait sauter des lèvres d’une pichenette.
— C’est pas le moment de fumer. On attaque.
Je n’ai même pas eu le temps de lui dire qu’on en revenait à peine qu’il a embouché son sifflet et dégainé son pistolet pour donner le signal du massacre. J’ai empoigné le bois gluant de l’échelle. Je me suis élancé en gueulant comme un bœuf pour bloquer la peur, Griffon sur mes talons. On a couvert une cinquantaine de mètres, courbés en deux, sans que les Allemands ripostent. Devant nous, les premiers sortis s’attaquaient aux barbelés quand les obus nous sont tombés dessus. Du gros calibre. Il nous a fallu un bon moment pour réaliser qu’ils étaient tirés de l’arrière. J’ai pris Griffon par le bras pour l’obliger à se laisser glisser dans le cratère tout neuf d’une pièce de 150. Il y avait déjà deux locataires, des soldats du bataillon Aubergez qui nous ont accueillis par une vanne.
— On peut être contents, on fait honneur à la France : c’est de l’obus bien de chez nous qui va nous réduire en bouillie !
D’après les contes et légendes des tranchées, un obus ne venait jamais faire son trou dans le nid d’un autre obus… Il suffisait donc d’attendre que ça se passe, en priant pour que les marmites explosives des Allemands, s’ils se décidaient à bombarder à leur tour, obéissent aux mêmes contes et légendes que chez nous. Griffon s’est installé à l’écart, adossé à la terre. Il faisait tellement la gueule que ça m’a découragé d’aller vers lui. Il a sorti un bout de papier de sa poche, un crayon dont il a mouillé la pointe sur sa langue, et il s’est mis à écrire comme si plus rien n’existait autour de lui. À un moment, le tonnerre s’est éloigné. J’ai tapé sur l’épaule d’un des gars d’Aubergez.
— On dirait qu’ils ont allongé le tir… C’est le moment de rentrer à la maison.

 

Traductions

 

« La centinela », La feria del crimen, trad. José Luis Sanchez-Silva, Madrid, Lengua del Trapo, 2007 (espagnol).