Jacques Durand

Humbles et phénomènes

Collection : Faenas

160 pages

13,18 €

978-2-86432-184-2

octobre 1995

El Cordobes, ancien voleur de poules de Palma del Río, était invité à Washington à la table des Kennedy. Paco Ojeda, ramasseur de ferraille à Sanlucar de Barrameda pouvait jouer au billard avec Felipe Gonzales. Changer la vie ?
Un toro peut le faire, un jour, s’il est bravo, s’il sort dans une grande arène, si on s’entend bien avec lui. Certains le rencontrent et leur vie bascule. D’autres le poursuivent en vain, ne le croisent jamais, en rêvent toujours comme Jaquito, torero français, chauffeur de poids lourd en hiver, matador en été. Pour n’avoir pu devenir torero, Alain Steva s’est noyé dans un canal de Camargue. Abelardo lui aussi a tenté l’aventure. Raté. Porteur tarifé et édenté des triomphateurs en habit de lumières, il se contente aujourd’hui de hisser sur ses épaules les « phénomènes » d’un jour qui croulent sous les ovations.
Humbles et phénomènes arpente ces raccourcis que la tauromachie propose. Portraits, lieux, histoires, drames, ferveur, dynasties taurines, poussière et privilèges.
Dominguín, petit-fils de la misère agricole tutoyait Picasso. Avant qu’un toro ne le tue, Sánchez Mejías, ami de Lorca, pleurait parce que son fils voulait devenir torero.

C’est une petite annonce, manuscrite, apparue un jour froid de janvier 1956 à Ciudad Rodrigo, près de Salamanque, sur un mur du café Moderne qui devait l’être déjà, Moderne, à l’époque où Juan Trigo, le Niño de San Román, fils du sacristain de l’église sévillane de San Román et espontaneo chronique était définitivement remarqué par les historiens de la tauromachie en se faisant tuer par un novillo de Villamarta le 22 septembre 1929 dans la Maestranza, où il venait de se jeter en piste. Elle disait l’annonce : « On recherche aspirants au titre de phénomène. Faire demande écrite. » Résultat : une grosse centaine de maletillas, de jeunes vagabonds toreros candidats au poste de figura de la tauromachie jaillissaient de tous les buissons de toutes les Espagne afin de s’inscrire au premier Bolsín Taurino de Ciudad Rodrigo, organisateur de tientas pour débutants, en rêvant que sous peu du tendido sombra d’une plaza de toros, un vieil aficionado édenté leur crierait tout simplement : « Í Eres un monstruo ! ». Se faire traiter de phénomène, de monstre ou mieux encore de « pedazo de monstruo », de morceau de monstre, est le plus flatteur hosanna que l’Espagne puisse épandre sur quelques-uns de ses enfants les plus méritoires, et quel que soit leur secteur d’activité. On peut être un monstre dans son étude de clerc de notaire et le fenómeno du rayon poissonnerie de sa grande surface. Quant au mot aspirant qui clignotait sur l’affichette, il faut le lire selon sa perspective la plus pneumatique et même pneumatologique : celle du siphonnage. Le temps de deux séries de quatre naturelles de face données comme dios manda à Las Ventas, Madrid, sorte de profond et sonore évier noir qui vous lustre ou vous lessive, et n’importe quel modeste du cargar la suerte, du gros toro et du petit cachet peut, un jour d’inspiration, en deux trois mouvements et une estocade en todo lo alto se retrouver, justement, aspiré au sommet de la pyramide, sur la pointe de l’hyperbole : « Í Monstruo ! Í Fenómeno ! ». L’inverse est aussi diligent. En espagnol raccourci, ça se dit « Í Cabrón ! ».

L’Espagne a la philosophie verticaliste. Elle tire vers le haut ou précipite vers le bas. La preuve ? Dans le désordre, le Greco, Bahamontes, la passion indigène pour les feux d’artifice et les crachoirs, le ravin de Ronda, le syndicalisme vertical, la saeta, un maçon nommé Tancredo, le style de Manolete, le todo y la nada, le haut vu du bas et le bas vu du haut à savoir le couple Don Quichotte Sancho Pança et aussi, pour bien souligner ce penchant, le record de corridas organisées le 15 août pour l’Assomption de la Vierge. On ne serait pas outre mesure étonné d’apprendre que des esprits espagnols aient trempé dans l’invention du sous-marin, de l’hélicoptère et de l’ascenseur. Dans la corrida, cette élévation phénoménologico-fulgurante de la mouise à la jet set, de la crampe chronique d’estomac au rond de serviette à la table des grands, d’autant plus vertigineuse qu’elle est plausible, porte un nom : Manuel Benitez El Cordobes, voleur de pastèques du côté de Palma del Río, qui finira par daigner se laisser inviter à la Maison Blanche par Kennedy qu’il trouvera tout bonnement très sympathique, pero, mais, feo, laid. Le prix à payer ? Commentaire d’El Cordobes : « Parfois dans les patios de caballos avant la corrida, je riais. Mais c’était de peur. J’avais tellement peur que je ne pouvais pas fermer mes mâchoires. » On cherche, en France, un équivalent de ce téléphérage social. On tombe sur Roger Walkowiak, métallo de Montluçon, très inattendu vainqueur du Tour de France 56 et, surprise majuscule des années Bambino-Dalida, Mimoun à Melbourne, curé d’Uruffe et Stade de Reims. Mauvais exemple. Roger Walkowiak ne fut pas un faux humble, un crypto-phénomène révélé estivalement par une grâce induite dans un pédalier, mais un coureur cycliste moyen qui trouva moyen de moyenner en bénéficiant, sans même les chercher, des largesses somnolentes de pelotons peinards. Rien à voir. On peut circuler. Rien à voir avec les humbles toreros qui ne sont pas des toreros humbles mais des « monstres » qui n’ont pas encore réussi et qui le savent. Des monstres, pour ainsi dire en liste d’attente. Évidemment, l’embarquement tarde un peu beaucoup, le Vinaigre continue de jouer du marteau-piqueur, mais les illusions jamais perdues et le conditionnel en rasade ne sont pas, au bout des bars taurins, et pas plus que le fino-manzanilla, faits pour les chiens. « Si le Dolores Aguirre tombe à ma première épée, si je touche ce Gabriel Rojas un dimanche de Résurrection à Séville, si cet enfoiré d’Antonio ne l’esquinte pas à la pique, si Malpartida de Plasencia était Madrid… » Si ? Alors là oui : Mercedes, contrats, pesetas, abrazos, salamalecs, la casa pour la mama, le genre tiré à quatre épingles et le cortijo. Cortijo ? Beau mot dans ses deux sens. La belle maison blanche, palmier, piscine et hectares autour, et aussi cortijo, la petite cour, la cour de courtisans qui grandit et s’enfle, et le téléphone portable en surchauffe : « Í Oiga, fenómeno ! » Changer la vie et la tartine d’huile d’olive pour le toast ? Un taureau peut le faire. Facultades, de Manolo Gonzalez, pour Espartaco. En sens inverse, Fantasmón, de Pepe Luis Vargas. Ou pire : Granadino, de Áyala, dans la canicule de Manzanares et de sa plaza de toros démantibulée, pour Ignacio Sánchez Mejías.

Dans la curieuse société taurine, tout ça, le renom ou l’anonymat, le luxe ou le plat de pois chiches n’est séparé que par l’épaisseur d’un papier à cigarette. Celui sur quoi, très gravement, les peones de confiance inscrivent le numéro des toros qu’ils vont tirer au sort. Tout ça ne tient qu’à un fil ; comme les tomates d’El Cordobes. À la fin d’une corrida à Nîmes, où il vient de triompher, El Cordobes demande à son chauffeur de le mener sur la route de l’aéroport de Garons où il avait atterri la veille dans son avion privé. Son œil toujours vif de chapardeur y avait repéré un champ de tomates. Il s’y engloutit, et alors que le hall de l’hôtel Imperator attend son idole en faisant s’entrechoquer ses bijoux, ses bronzages, ses drinks, ses belles femmes et ses messieurs en Lacoste cirés jusqu’aux cheveux, l’idole, Manolo quoi, en habit de lumières, déguste ses tomates, et personne, personne sauf lui, ne pourra jamais en dire la saveur.