Emmanuel Venet

Précis de médecine imaginaire

Collection : Collection jaune

128 pages

12,17 €

Epub : 7,49 €

978-2-86432-440-9

mars 2005

Notre rapport à la médecine dépasse la réalité car cette science nous semble détenir une part de notre destin. De ce diagnostic découle l’évidence d’une « médecine imaginaire ».

Si la pratique de cet art, la maladie et ses thérapeutiques cristallisent l’imaginaire de chacun, ces images sont étonnamment hétérogènes : la connaissance s’y mêle avec l’obscur, la raison à la folie. Chacun des noms qu’elles portent appelle ce cortège étrange aussi prompt à provoquer la gravité que le rire d’autant plus juste qu’il est grave.

La voix d’Emmanuel Venet prend en charge cet hétéroclite par quoi nous assumons notre sort, et « s’impose la nécessité de rendre à la médecine la part de poésie qu’elle rechigne à assumer ». Alors sa langue résonne comme une évidence.

On habite sa fiction comme une réalité qui nous appartient.

Il n’est pas question ici de la vérité, mais des vérités de la médecine que ce texte fait vivre en creux, avec jubilation, pour notre grande guérison.

Myopie Tout petit je me cognais contre la tranche des portes, trébuchais sur le moindre obstacle et me blessais à longueur de journées. On me croyait maladroit ou idiot. C’est à l’école primaire que ma myopie fut soupçonnée. Rendez-vous fut pris chez le docteur Nossier, autant dire Dieu. Le docteur Nossier avait mis des lunettes sur tous les nez de ma famille paternelle. Il exerçait rue des Ardennes à Villeurbanne, dans un cabinet vieillot et en désordre pour ce que je m’en rappelle. Notre père, qui détestait les rues étroites de ce quartier et les ambiances médicales, fit l’effort de nous y emmener. Moi, j’étais ravi d’enfin rencontrer un médecin qui ne faisait pas quitter le slip, et je chaussai sans regimber les extravagantes lunettes d’examen. Elles confirmèrent que j’étais myope comme une taupe, ce qui n’inspira aucun commentaire particulier. En ce milieu des années soixante, il fallait un bon mois pour fabriquer des lunettes. On alla les chercher, ma mère et moi, un soir d’automne après l’école. Sans doute fallut-il encore lire de petites lettres sur un tableau, vivre une expérience perceptive intéressante mais liée à un décor exceptionnel – magasin inconnu, visages nouveaux. L’émerveillement ne me saisit que dehors, une fois rendu aux trottoirs que j’arpentais quotidiennement, aux immeubles connus, aux enseignes familières : soudain je découvrais tout, le paysage et jusqu’au sol que je foulais. J’en voyais les graviers et les bordures de granit qui jusqu’alors n’étaient que flaques grises et sans contours. Fasciné, je levai le nez vers ma mère pour lui faire part de ma joie, et la surprise me cloua sur place : pour la première fois je la voyais, non pas une tache rose dans un halo jaune mais un vrai visage avec nez, bouche, yeux et expression. En plus elle était d’une beauté éblouissante : ce fut mon chemin de Damas et l’apothéose de ma crise œdipienne. Un jour d’été, comme je visitais mon ami Bonnardier dans sa maison de famille, je fus pris à partie par un de ses oncles. D’après celui-ci, si j’avais vécu au temps des Néandertaliens, j’aurais été très jeune piétiné par un auroch ou je serais tombé dans un ravin, et je n’aurais donc pas risqué de transmettre ma tare visuelle. L’attaque me désarçonna par son inexplicable violence, mais le raisonnement me parut sans faille : avec mes verres en cul de bouteille, j’attentais à la pureté de l’espèce. Il m’a fallu du temps pour découvrir que la sélection naturelle a sélectionné la culture, laquelle s’oppose à la sélection naturelle. Autrement dit, que l’apparent bon sens de l’oncle Bonnardier relevait d’un déni de civilisation. Depuis, les lunettes, que je chausse au réveil et qui ne me quittent plus jusqu’au soir, ont acquis une signification qui les dépasse vertigineusement. J’apprécie d’être myope. Au moins, quand on me bassine trop, j’enlève mes lunettes et renvoie les gêneurs aux brumes préhistoriques d’avant mes six ans. Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un petit meurtre, ni plus ni moins.

Prix Rhône-Alpes de littérature, 2006

Prix de la Parlotte, 2005

Livre et lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, avril 2005, par Claude Burgelin

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Traductions

 

Breviario de medicina imaginaria, trad. Fernando Sánchez Pintado, Pasos perdidos/Barataria, 2012 (espagnol).