Leopold von Sacher-Masoch

L’amour de Platon

Roman. Traduit de l’allemand par Jean-François Boutout

Collection : Der Doppelgänger

112 pages

11,66 €

978-2-86432-135-4

septembre 1991

Souvent cité, jamais traduit en France, ce texte constitue, dans l’œuvre de Sacher-Masoch, le symétrique et l’antithèse de la célèbre Vénus à la fourrure sans lequel celle-ci ne saurait se comprendre tout à fait.

Après la « perversion matérialiste », ce roman décrit la « perversion idéaliste » d’un amour qui refuse entièrement le corps. Un jeune officier, résolu à fuir toutes les femmes et tout contact charnel, raconte à sa mère, à la fois juge et confidente, sa lente et ironique initiation à l’amour, qui passe par la rencontre d’un troublant androgyne.

Méditation sur le mystère de la féminité, où la référence à Platon ne va pas sans malice, ce roman est aussi, au second degré, l’un des plus critiques qu’ait produit le romantisme sur la notion de nature, avec un mélange de jubilation romanesque et de pessimisme qui confère à ces pages leur étrange beauté.

Chère mère,

Tu n’as pas encore répondu à mes dernières lettres, mais je t’écris à nouveau parce qu’il est arrivé quelque chose d’intéressant.
Je l’ai revue, ma blonde, ma beauté, ma souveraine. Le premier grand bal de la saison avait lieu hier chez la baronne, il y avait un luxe inouï, de belles femmes et une société choisie. Comme à mon habitude, je me tenais dans l’embrasure d’une fenêtre, à demi masqué par le rideau, et je déchargeais mon innocente malice sur les gens qui étaient là, c’est-à-dire que je faisais les plus horribles remarques, les bons mots les plus féroces, mais seulement pour moi-même. Je crois que personne ne s’est si bien amusé de la nuit que moi.
On dansait déjà la deuxième française, lorsqu’une certaine agitation dans la salle annonça une arrivée remarquable, et la dame qui fit son entrée au bras du général était effectivement assez remarquable. Je reconnus aussitôt la femme qui, passant comme une flèche en traîneau devant moi, avait laissé une impression si profonde dans mon imagination. Comme elle se trouvait non loin de moi, occupée à recevoir les hommages de jeunes cavaliers et officiers, je pouvais la regarder à loisir.
Toutes les lignes de sa silhouette, tous les traits de son visage, je me les représente avec vivacité, mais il m’est difficile de te la décrire, car l’impression qu’elle produit est d’abord spirituelle, son être véritable se manifeste non tant par la forme de son corps que par son attitude ou ses mouvements, non par ses traits mais par l’expression qu’elle leur donne, non par les yeux, mais par une certaine lumière qui flotte alentour. Chez cette femme, même la grandeur est spirituelle, car elle n’est ni grande ni forte, son buste, ses bras et ses mains sont ceux d’une enfant, et pourtant elle inspire une certaine crainte ; elle est jeune, élancée et bien bâtie, mais en réalité elle est petite. Dans ce délicat visage dont les couleurs fraîches ont un éclat vaporeux, seul le dessin des pommettes est quelque peu accusé. Le nez est plus chinois que grec, mais le charme qui s’attache à ce petit nez vif, impertinent et mongol, est indicible et je ne parle pas de son abondante chevelure d’un blond lumineux ni de ses grands yeux clairs et bleus dont le regard perçant me rappelle celui de l’aigle.
Autant cette femme est pleine de charme quand elle parle et s’anime, autant elle semble fanée quand son visage prend cette fatale expression de fatigue qui est aujourd’hui si moderne. En général, son air change beaucoup, les dispositions les plus contradictoires semblent traverser son âme et se refléter sur son visage, et on peut voir clairement comment tantôt elles le déforment, tantôt l’embellissent, voire le transfigurent. Un moment, elles le font paraître pur et enfantin, puis il semble à nouveau vieilli et pareil à celui d’un spectre. Elle est en effet – à l’exception de la comtesse Adèle – la seule dame du bal qui ne soit pas maquillée. Manifestement, on lui parlait de moi ; elle tourna lentement la tête, et son œil glissa à ma recherche à travers les groupes de la salle jusqu’à ce qu’il s’arrêtât sur moi. Elle demanda quelque chose à la générale, prit ensuite sa lorgnette, et me regarda de très près si longuement et si froidement que, dans mon embarras, je saisis par le bras Komarnizki qui passait à cet instant devant moi. Ne sachant que lui dire d’autre, je l’interrogeai précipitamment au sujet de cette femme.
« C’est une riche Moscovite, dit-il, elle possède beaucoup de fourrures, de diamants et d’esclaves.
— Qu’est-ce que tu dis ? m’écriai-je, le servage est aboli depuis longtemps en Russie.
— C’est pour cela qu’elle a un renard bleu.
— En quoi est-ce que le renard me concerne ? Parle-moi d’elle.
— Elle s’appelle Nadejda, ou, en réalité, Nadeshda, ce qui veut dire « espérance » – Nadeshda, comtesse Baragreff, elle a toujours vécu dans le grand monde, à Londres, à Paris, à Petersbourg, à Vienne, à Rome et à Florence, elle est séparée de son mari et on dit qu’elle a attiré un souverain dans ses filets et qu’elle a eu de l’influence sur son gouvernement. Elle a vingt-deux ans.
— Comment sais-tu tout cela ? As-tu vu son passeport ?
— Eh bien, je le sais, du reste je l’ai déjà rencontrée à Paris et à Vienne, elle est partout et nulle part, elle est mariée depuis six ans et séparée de son mari depuis cinq ans et onze mois.
— Ah, m’exclamai-je involontairement. Maintenant, je comprends qu’elle soit blasée. »
Plus tard, je la vis danser, non, voler comme un elfe, filer comme une ménade, reposant les yeux fermés dans les bras de son danseur, pâle comme une morte, une Willi. Elle m’attirait et me repoussait à la fois.
Elle me paraissait inquiétante.