Josef Winkler

Langue maternelle

Roman. Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun

Collection : Der Doppelgänger

320 pages

16,03 €

978-2-86432-548-2

septembre 2008

Rien ne destinait Josef Winkler, fils de paysans autrichiens, né dans une ferme des Alpes de Carinthie en 1953, à devenir l’un des grands écrivains de sa génération. Rien, sinon une secrète et farouche volonté de témoigner de la cruauté du monde dans lequel il a grandi, de l’asservissement des êtres aux codes de la religion. Pour résister à la violence du monde qui l’entoure, le jeune écrivain s’est cherché et a trouvé très tôt des alliés : Jean Genet, Kafka, Dostoïevski, Julien Green sont quelques-uns des écrivains sous l’invocation desquels il a placé son œuvre.

En Autriche, et surtout en Allemagne où il publie tous ses livres, Josef Winkler s’est d’abord fait connaître par une suite de romans d’inspiration autobiographique, qui ont rendu célèbre le village dans lequel il a grandi, incendié par des enfants au dix-neuvième siècle et rebâti en forme de croix, en signe d’expiation. Révélé en France par la traduction de son cinquième roman, Le Serf, il a montré depuis qu’il était capable de décrire avec la même force baroque et visionnaire la misère et la splendeur des rues de Naples (Cimetière des oranges amères) ou les bûchers funèbres de l’Inde (Sur la rive du Gange).

Il était temps de faire découvrir au public français le livre qui, quelques années avant Le Serf, a marqué le sommet de la première période de l’œuvre de Josef Winkler. Paru en 1982, Langue maternelle reste à ce jour le plus symphonique de ses livres : une symphonie où les principaux thèmes devenus familiers à ses lecteurs (le sexe, la mort et les rituels funéraires, la souffrance animale, le poids de culpabilité que le catholicisme fait peser sur les hommes) atteignent, par la vertu incantatoire de l’écriture, à une intensité proche de l’hallucination. Avec Langue maternelle, l’auteur a donné à la langue allemande une forme nouvelle de « saison en enfer ».

Au moment où je mets au propre ce manuscrit, j’habite une ferme de montagne située au-dessus de notre vallée natale. Matin et soir, je vais à l’étable aider les fermiers. Souvent, et je dis cela à ma grande honte, je me sens mieux en travaillant à l’étable qu’en travaillant au roman, mais je ne peux naturellement plus travailler à l’étable sans travailler au roman ni travailler au roman sans travailler à l’étable. Avec une brouette, je roule le fumier jusqu’au tas de fumier qui forme une espèce de rampe derrière le fenil et l’étable, je le déverse et je regarde les excréments d’animaux qui glissent sur le versant de la rampe. Parfois, je reste là au-dessus de ce tas de fumier à regarder vers mon village natal. Bien sûr, je ne distingue pas nettement la maison des parents, mais je peux imaginer où elle se trouve. Je sais qu’au même moment tu traverses la cour avec deux bidons de lait vides pour te rendre à l’étable. Je sais que père fixe sur le pis des vaches la machine à traire pendant que moi, dans la ferme de montagne, je vais d’une mangeoire à l’autre, lançant aux animaux les épis de maïs découpés, je sors la paille, je balaie l’étable et je fais rentrer au poulailler les poules qui se sont attardées sur le tas de fumier à picorer les restes de viande au milieu des excréments des vaches et des veaux. Il m’arrive de m’arrêter devant une poule qui se tient sur le rebord d’une fenêtre et de la regarder longtemps dans les yeux. Enfant, je restais longtemps sur le tas de fumier et je regardais les têtes coupées des poules. Les marchands de bestiaux qui vont et viennent devant les vaches comme les évêques à l’église devant les rangées de bancs ne me saluent pas. Mais peut-être que les marchands de bestiaux se sentent coupables envers les valets de ferme et les filles de ferme qui soignent les animaux et qu’ils passent vite devant eux sans leur prêter attention. En portant un seau de maïs jusqu’à l’auge, j’ai fait un signe de tête et j’ai dit Grüss Gott, mais le marchand de bestiaux n’a pas répondu. Il m’arrive de souhaiter qu’une vache ou un taureau me lance un coup de sabot et m’atteigne pour que je puisse tomber en plein dans la gadoue et rester allongé un moment. Hier, alors que je me tenais au-dessus du tas de fumier, je me demandais si j’allais sauter mais j’ai eu peur de me blesser à la tête ou aux mains, j’aurais bien voulu me casser la cheville ou me tordre le pied. J’ai observé longuement la corde à veau couverte de neige dans la cour de la ferme comme si c’était la première fois que je la voyais. Pour une fois, pensais-je, ce n’est pas une corde à veau couverte de sang, mais une corde à veau couverte de neige. Je t’apportais autrefois à la cuisine d’innombrables paniers remplis de bois, c’est aujourd’hui dans ma chambre que je les porte pour entretenir le poêle. En écrivant, j’écoute L’Inachevée de Franz Schubert. Le fils du fermier m’a rapporté de Villach l’ouverture de Guillaume Tell de Giacomo Rossini et je l’écoute d’innombrables fois. Il nous arrive de poser le magnétophone sur le balcon et nous écoutons la symphonie du Destin de Ludwig van, tellement fort qu’on peut entendre cette musique jusque dans les fermes voisines. Les cris des coqs, les aboiements des chiens et les bêlements des moutons se mêlent à la musique tandis que le fils du fermier et moi, nous regardons dans la vallée les épicéas enneigés et la nappe de brouillard. Enfant, j’essayais si possible d’échapper aux travaux de l’étable, maintenant, j’ai retrouvé par la littérature le chemin de l’étable et, dans une autre ferme, je rattrape le travail à l’étable qu’enfant je refusais. Si je dois finir valet quelque part, je sais que je ne ferai rien d’autre que continuer radicalement ma littérature, même si je n’écris plus rien et si je deviens complètement muet. Elle ne m’a pas libéré, non, elle m’a de nouveau asservi, la description de mon enfance et de ma jeunesse, c’est ce que je pense tout en soulevant dans l’étable les pelles pleines de fumier et en m’écartant bien vite quand une vache lève la queue et pisse en éclaboussant. Les images que j’ai créées à partir du matériau de mon enfance et de ma jeunesse à la ferme sont celles qui me réclament aujourd’hui. Si j’entre dans un monastère à l’étranger, ce sera un monastère où les moines vivent de l’agriculture. Si je vais en prison, je voudrais que ce soit à Rottenstein, où les détenus travaillent à l’étable et dans les champs des alentours. Dans cette prison, les gardiens et les détenus sont des fils de fermiers qui ont échoué.

Prix Gérard-de-Nerval de la SGDL, 2009 (pour la traduction)

La Quinzaine littéraire, 1er novembre 2008, par Georges-Arthur Goldschmidt

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Le Magazine littéraire, novembre 2008, par Claude-Michel Cluny

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Page des libraires, octobre 2008, par Isabelle Baladine Howald, Librairie Internationale Kléber (Strasbourg)

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Centre national du livre, 25 septembre 2008, par Laurent Cassagnau

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