Sigismund Krzyzanowski

Le club des tueurs de lettres

Roman.
Traduit du russe par
Claude Secharel.
Première édition : 1993.

Collection : Verdier/poche

192 pages

8,50 €

978-2-86432-940-4

novembre 2017

(collection d'origine : « Slovo »)

Il est question ici du triangle qui unit celui qui écrit, celui qui lit et le troisième – qui aux deux autres donne existence –, le mot. Entre les trois coule l’encre, sang noir de l’écriture.
Tout écrivain « professionnel » est un dresseur de mots. Les « tueurs de lettres » ont été de ces dresseurs ; ils ont formé ce club, étrange petite société secrète, et chaque samedi, comme d’autres jouent aux cartes, fuyant un public de lecteurs de plus en plus décérébrés et voraces, ils se réunissent dans une chambre, bibliothèque ascétique, aux rayons vides. Chacun des tueurs de lettres va dérouler son récit dont aucune trace ne doit subsister…
Et cependant un texte est là. Qui l’a écrit ? Pour témoigner de quoi ? Peut-on tuer les lettres sans effusion d’encre, sans qu’en épilogue le sang se mette à couler ?

— Retenez bien ceci, mon ami : quand il y a un livre en plus sur un rayon de bibliothèque, c’est que, dans la vie, il y a un être humain en moins. Et s’il faut choisir entre les bibliothèques et le monde, c’est le monde que je préfère. Les bulles là-haut à l’air libre et moi là, au fond de l’eau ? Merci, sans façon.
— Mais enfin, ai-je timidement tenté de protester, vous-même avez donné tant de livres aux hommes ! Nous avons tous l’habitude de lire vos…
— J’en ai donné. Mais je n’en donne plus. Plus une seule lettre depuis deux ans.
— D’après ce qu’on dit ou qu’on peut lire, vous nous préparez quelque chose de nouveau et de grand.
Il avait cette habitude de ne pas écouter jusqu’au bout ce qu’on lui disait.
— Grand ? Je ne sais pas. Nouveau, oui. Seulement, ceux qui disent et qu’on peut lire, cela au moins je le sais, n’obtiendront plus de moi le moindre caractère d’imprimerie. C’est clair ?
De toute évidence, je n’avais pas l’air très éclairé. Après un instant d’hésitation, il s’est dirigé vers son fauteuil vide, l’a approché de moi et s’est assis, ses genoux touchant presque les miens, en me dévisageant. Le silence faisait douloureusement durer les secondes.
Son regard cherchait quelque chose en moi, comme on cherche dans une pièce un objet oublié qui vous appartient. Je me suis levé avec brusquerie.
— J’ai remarqué que vos samedis soirs sont occupés. Le jour décline. Je m’en vais.
Ses doigts durs ont agrippé mon coude et m’ont fait rasseoir.
— C’est vrai. Le samedi, je… je veux dire nous, nous nous enfermons à clef pour ne pas être dérangés. Mais aujourd’hui, je vais vous le dévoiler, notre samedi. Restez. Ce qui va vous être montré demande quelques éclaircissements préalables. Tant que nous sommes encore seuls, je vais vous résumer ça.