Peter Handke

À ma fenêtre le matin

Carnets du rocher 1982-1987

Traduit de l'allemand (Autriche) par Olivier Le Lay

Collection : Der Doppelgänger

496 pages

23,12 €

978-2-86432-468-3

mars 2006

Les lignes qui composent ces carnets ont été écrites lors des cinq dernières années d’un séjour de huit ans à Salzbourg, Autriche. Ce sont là, avant toute chose, notes, perceptions, réflexions et questions, nées d’une période de sédentarité où j’ai habité mon pays, ma terre natale, où j’ai travaillé et aussi, partant, beaucoup musardé.
En recopiant ces notes salzbourgeoises, ces instants et ces heures, j’ai dû supprimer les trois-quarts du texte de départ : en règle générale des citations de lecture, la plupart des rêves, de nombreuses descriptions, la majorité des points de vue (j’en ai reproduit malgré tout quelques-uns, surtout, comme on l’imagine, afin de donner au lecteur des verges pour me battre). Pour tout dire, je n’ai presque rien changé aux notes qui ont donné naissance à ce texte.

Ce recueil s’est attaché exclusivement au lieu, dans toute son ampleur, ainsi qu’à ses ramifications, discrètes et moins discrètes, aux endroits où les instants sont nés pour prendre forme : à la sédentarité.

Et si je devais donner une idée de ce qui constitue la singularité de ces carnets, je dirais peut-être ceci : des maximes et des réflexions ? non, plutôt des reflets ; des reflets, involontaires, pour ainsi dire circonspects ; des reflets nés d’une circonspection profonde, fondamentale, et qui veulent osciller à leur tour, osciller aussi, par-delà le simple reflet, si loin que porte le souffle.

P. H.

Et me voilà assis « enfin » sur la rive du Lago di Doberdò, sur une barque branlante, avec un peu d’eau sur les bordages peints, me voilà assis sous un saule, formes lancéolées devant le ciel sombre, assis à la proue d’une barque dont l’étrave sous mes yeux désigne les roseaux très hauts, d’un vert profond, exactement ces plantes fourragères que, chez moi, sur le lac aujourd’hui presque comblé, vers le nord, par-delà les Alpes, on avait coutume d’appeler hasch. Le sol de la forêt touffue, presque inextricable, tout à l’heure sur la rive, était tapissé de tiges de roseaux qui m’arrivaient aux chevilles – le lac s’est retiré si loin en été ? Écoute, Philip ! Le bruissement des aulnes et des peupliers hauts comme des tours, le jasement d’un geai, la pluie qui commence à tomber sur les roseaux, piquette l’eau. Les ruines de la guerre sur le versant rocheux de l’autre côté du lac, les araignées d’eau à portée de main telles des patineuses, leur ombre sous elles. Dais lumineux des saules, les petites feuilles protègent à peine de la pluie. Auparavant cette route sur la rive où filait une colonie de faisans, longues queues, les uns derrière les autres, à touche-touche, et deux retardataires fermaient la marche – le gué qu’ils avaient tracé faisait étinceler la route déserte, présence par l’absence. Et les araignées d’eau désormais ne courent plus, restent immobiles sur l’eau comme si elles attendaient quelque chose. La barque est amarrée à un vieux saule épais et moussu et des coléoptères semblables à des fourmis grouillent au profond du lac. Et les araignées d’eau à l’arrêt, pattes écartées, démultipliées par les ombres, ont quelque chose de l’homme aux multiples bras de Léonard de Vinci, à ceci près que ces « hommes », là, sur et dans le lac, sont innombrables, remplissent les eaux de la surface aux profondeurs, comme les sauriens volants qui dans les temps préhistoriques remplissaient les airs, se croisaient et se survolaient. Devoir, oui, devoir de rester assis là à attendre, opiniâtre, devoir trop souvent dédaigné – et je néglige ainsi mon métier, oui ! – Et maintenant l’eau du Karst tremble et frémit dans le vent qui succède à la pluie, et un coléoptère d’un gris étincelant bondit de l’eau, çà et là, court ensuite en rond comme un hérisson : singulier véhicule amphibie que celui-là, seule sa carapace ovale, de dos, émerge de l’eau. En haut les bêtes « courent », courent et s’arrêtent – et en bas, au fond du lac, dans la boue, elles marchent. Longtemps, sur une large étendue, jusqu’aux zones sans roseaux, presque au loin (le lac est à la fois grand et petit), les eaux tremblent à plusieurs endroits comme si de petites gouttes en ridulaient la surface, mais ce ne sont pas des gouttes, juste des explosions minuscules, inaudibles, venues du sol calcaire poreux – « comme si des gouttes tombaient », sans qu’on aperçoive toutefois la moindre goutte au centre de ces cercles concentriques. Les coléoptères amphibies, effarouchés, ne s’enfuient pas alors tout droit, ne plongent pas non plus, mais décrivent des boucles, des huit. ∞∞∞88888888. Motif mérovingien-carolingien-lombard.

« Charivari », France Culture, jeudi 16 mars 2006 à 18h.