Marc Delouze

C’est le monde qui parle

Collection : Collection jaune

128 pages

13,70 €

978-2-86432-490-4

janvier 2005

« Non, ce n’est ni lui ni moi, c’est le monde qui parle.
C’est sa terrible beauté. »
Louis-René des Forêts

 

Un parcours du monde en six phrases, cinq transports, un rêve, des rencontres.
Les mille et une aventures d’une parole itinérante.

je m’en vais dans des rues, tournant à gauche, tournant à droite, marchant d’un pas décidé avec l’air de qui ne cherche pas son chemin, croisant des vies que j’aimerais interroger, distribuant des regards au hasard parmi la multitude de destins autrefois bavards mais qui, pour la plupart et depuis longtemps, se sont tus, me frayant un chemin sans but entre les klaxons, la poussière, les essaims de jeunes gens qui tourbillonnent à la recherche de leur ombre, frôlant dans la cohue intempestive de midi les grands linges pourvus de deux pieds de quelques doigts et d’une paire d’yeux qui permettent à peine d’imaginer qu’au fin fond des tissus respirent des femmes
elles ressemblent à ces photographies en noir et blanc, grossièrement retouchées, qu’enfant je regardais en cachette
à cause des négresses aux seins nus posées comme des quilles au milieu des savanes grises
dans les deux gros volumes d’une Encyclopédie des Colonies récupérée chez ma grand-mère maternelle, cet exotisme de dictionnaire exhibant des mystères provoquait des désirs qui se sont gravés dans ma mémoire et dans ma chair
ailleurs dans la ville

ALGER

d’autres femmes à visage découvert préparent dans la fébrilité du désespoir un de ces rassemblements humains qui ne sont le plus souvent qu’un voile de clameurs énervées jeté sur les défaites du lendemain, devant une échoppe de boulanger, je suis saisi par une odeur de pain, celle-là même que je sentais quand je passais rue de la Goutte d’Or au début des années soixante, l’oreille déchirée par les cris
(était-il le seul à les entendre ?)
qui s’échappaient comme des rats d’entre les soupiraux où des Français battaient des Algériens, où des Algériens martyrisaient d’autres Algériens, tout ça baignant dans des odeurs de pain sortant du four
étais-je le seul à les sentir dans le demi-secret de mes dimanches désœuvrés ?
passant devant la Grande Poste, j’en profite pour téléphoner, au bout du fil le silence haché par une insupportable sonnerie me répond

[…]

« Du jour au lendemain », entretien avec Alain Veinstein, France Culture, jeudi 22 février 2007 à 0h