Armand Gatti

La part en trop

Poème Scénario Théâtre. Préface de Michel Séonnet. Épuisé

Collection : Collection jaune

256 pages

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PRÉFACE DE MICHEL SÉONNET

On plante un mot et il pousse un oiseau

Inventer le feu de toutes pièces

Une fois encore, c’est comme si tout recommençait à zéro, au premier mot, au premier geste de l’écriture tentant de faire incursion sur la page encore vide. Comme si écrire n’avait pas de passé, pas d’expérience, et qu’il faille en inventer et la possibilité et les formes.
Et pourtant ce n’est pas la première aurore. Le monde n’en est pas à ses balbutiements. Il pèse sur l’attente des mots de tout son poids d’histoire, d’événements. Il y a eu des hommes. Il y a eu des villes. Il y a eu des livres aussi, des films, des images. Surtout : il y a eu un siècle, et dans ce siècle une bataille. Perdue ? Gagnée ? Pour l’heure, nul ne le sait. Pas même l’homme qui face à tout cela – les monuments, les ruines, les visages et les chants – prend le risque de réinventer l’écriture.
Il dit :
Le froid s’installe toujours
autour des histoires à raconter.
Nous faisons des signaux.
Comme ces alpinistes
perdus dans la montagne
en attente de secours.
Nous devons inventer
le feu de toutes pièces.
Arrivera le moment où
le destin de l’humanité
dépendra de ce feu – avec
les alphabets et ses écritures
et la page blanche en fête
.
Il en est là.
Avant l’invention du feu.
Avant l’invention de l’écriture.
(Même blancheur du froid et de la page.)
Pourtant il a lui-même déjà beaucoup écrit (plus d’une quarantaine de pièces de théâtre). Il a fait des films (six, sans compter nombre de scénarios écrits mais jamais réalisés). Il a connu la plupart des pays du monde, quelques-unes de ses guerres, de ses prisons, quelques-uns de ses maquis. Tout porte à croire qu’il est arrivé à l’âge (la soixantaine) où, nanti d’un bon pactole de mots, de visages, d’événements patiemment capitalisés, il pourrait en tirer le bénéfice, faire des bilans, écrire des mémoires.
Et c’est d’ailleurs ce qu’on lui demande en ce début des années quatre-vingt.
À plusieurs reprises.
Il ne dit pas non.
Et c’est comme cela qu’il finit par se retrouver frottant des syllabes les unes contre les autres, au pied de la première page. Seul, face à l’énigme d’un mot, pronom personnel de son état : « Je ».
À la demande d’« autobiographie » formulée par un éditeur, Gatti répond par un manuscrit gigantesque La Parole errante, qui laisse pantois l’éditeur en question1.
À la demande de « biographie cinématographique » formulée par le Bureau multimédia du ministère des Affaires étrangères, Gatti répond par un poème : le Poème cinématographique dont le titre pourrait être L’Internationale.

Il m’a semblé que le poème
était une façon de s’enfermer sur soi

     Dire « Je » n’est rien – c’est la banalité des interviews, des entretiens. Mais l’écrire ? Écrire : « Je… » et tout ce qui va après ?
Il faut faire halte pour écrire « Je ». « Je » ouvre une parenthèse. Une marge. C’est un mot que Gatti n’a jamais confié qu’à l’intime du poème. Car bien avant d’être un dramaturge, un cinéaste, Gatti est un poète. Profondément. Radicalement. Son univers est un univers de mots. Mots à convoquer. Mots à assembler. Mots qui créent et réinventent ce qu’ils nomment. « Au commencement était le Verbe… » : le début de l’Évangile de Jean est pour lui première parole de l’acte de création.
Pourquoi, alors, le théâtre ? Puis le cinéma ?
En revenant du camp de déportation, j’ai commencé à écrire. Et c’était le poème. Je ne cherchais pas à écrire pour écrire. C’était toujours des moments exceptionnels. Puis le problème s’est posé : est-ce que c’était la bonne réponse pour entrer en contact avec l’autre ? Une des premières expériences de langage qui s’est imposée, c’était comment traduire l’expérience concentrationnaire. J’avais l’impression que soit le langage était impuissant à traduire ce type d’expérience, soit c’était moi qui en tant qu’utilisateur de ce langage étais incapable de dire ce que j’avais vécu. […]
C’est là qu’a commencé pour moi la question du rapport entre événement et expression, comment l’événement et l’expression se rencontrent, peuvent se rejoindre, comment avec l’un atteindre l’autre. Il m’a semblé que le poème était une façon de se renfermer sur soi-même. Il fallait élargir le discours à l’autre. Alors j’en suis venu à une forme qui était le théâtre.
L’Enfant-Rat, sa première pièce sur l’univers concentrationnaire, est publiée en 1959. Et dès l’année suivante, il tourne L’Enclos.
On pourrait croire que la page est tournée. Qu’il s’en tiendra désormais au théâtre et au cinéma. Mais lorsqu’en 1962 est publié un montage d’images et de dialogues de ce film, le livre est accompagné d’une grande feuille pliée en huit sur laquelle se déploient, éclatés, en vagues, les mots d’un poème intitulé lui aussi L’Enclos.
C’est la première apparition publique du travail clandestin du poème dans l’œuvre de Gatti. Ce ne sera pas la seule. Parce que « Je » finit toujours par exiger son dû – l’effort de conscience est à ce prix. Parce que seul l’intime du poème est capable de l’accueillir.
Je me disais : Nous
sommes des satellites
sans savoir autour de quoi
nous tournons
Nous sommes des satellites habités
Un homme qui tombe
c’est la création
qui s’écroule
Mais nous continuons à tourner
avec le poids
de ceux qui s’en vont.
Mais « Je » ne vient jamais seul. On écrit « Je », et « Tu » est déjà sur la feuille – et tous les autres derrière : les « Nous », les « Vous », les « Ils », tribu indissociable affichant toutes les caractéristiques d’une distribution (théâtrale ou cinématographique) en cours. On écrit « Je », et le poème ressemble déjà à une pièce de théâtre. C’était déjà ainsi dans L’Enclos.
Face à « Je », il y avait « Tu » – le père :
Ainsi je sus en quoi tu étais mon père.
Tous tes morts j’en ai hérité.
Il y avait « Eux » – les compagnons du père, devenus ceux de « Je » depuis la mort du père :
Eux
parfois me rejoignaient
au bout
du monde.
Il y avait « Nous » :
Cent nuits, nous avons fait ensemble
le trajet de la dernière.

Mais entre les pronoms ne naissait alors aucune véritable
dramaturgie. Des années plus tard, en exil à Berlin, Gatti aura de nouveau recours au poème. Ce sera Les personnages de théâtre meurent dans la rue. « Je », à nouveau, est sur la sellette :
Ils sont (combien de Gattis)
alignés sous le soleil noir
de cette vérité préalphabétisée
personnages d’un théâtre
d’une autre époque
venus pour saluer
et brusquement figés par la confusion des temps
Je multipliés devant ce mur
sans savoir où se trouve leur époque
(en amont ?
en aval ?)
Sur quelle planète ?
en quel siècle ?
Mais ici, le jeu des pronoms personnels devient vite nerf d’écriture. Ce n’est pas véritablement du théâtre. La limite est respectée. Mais les pronoms font naître des dialogues à l’intérieur même du poème :
Tu
Demande : Georg ? De quoi est-il mort ? Et Petra ?
Réponse : Si c’est de l’absence de l’homme, peut-il y avoir une réponse […]
Devant la demande
et la réponse
Je Vous
les bras en l’air
en signe de reddition.
Il en sera de même cette fois-ci encore. Pour que « Je » soit écrit, ce sera un poème. Et puisqu’il s’agit d’un « Je » cinéaste, ce sera donc un Poème cinématographique. Lorsque « Je » se présentera sous les projecteurs de la page blanche, il sera accompagné de sa tribu de pronoms personnels. Le dialogue commencera. Jusqu’à faire du poème une pièce de théâtre.
l’autre je. — Vous venez pour le poème ?
grand je. — Pour le poème cinématographique.
  moyen je. — On n’a pas encore réussi à comprendre si c’était écrit ou filmé.
     tu parlé. — Ce sera de l’écrit sur du filmé… Notre rôle risque d’être plus important encore.
« J
e », tel celui des Personnages de théâtre meurent dans la rue – Je multipliés devant ce mur –, s’est révélé pluriel.
Et aussitôt les autres pronoms personnels en ont profité.
Jusqu’à constater qu’à eux tous ils pouvaient endosser sans difficulté les différents rôles d’une production cinématographique (le scénariste, les personnages, le comédien, l’équipe technique, le producteur, et même le spectateur). Jusqu’à laisser entendre que le cinéma ne serait qu’une affaire de pronoms personnels.
y annonce de réel — Vous pensez qu’un pronom personnel peut avoir une influence sur le cinéma ?
nous image — Capitale ! […] Le cadrage au cinéma, c’est toujours les pronoms personnels.[…] Le cadrage est fait de trois pronoms personnels : Je, Vous, Il… Je, celui qui parle et détient le langage… Vous, ceux à qui il s’adresse. […] Quant à Il, c’est celui dont Je entretient Vous.
Aussi, est-ce peut-être tout d’abord sous le signe de l’évidence qu’il faut aborder la réunion des trois textes rassemblés ici – un poème, une pièce de théâtre, un scénario.
1. Pour que « Je » puisse être écrit, il faut que ce soit un poème ;
2. Mais dès que « Je » est écrit, tous les autres pronoms personnels accourent et le poème devient théâtre ;
3. Quand ils deviennent personnages de théâtre les pronoms personnels prennent conscience qu’ils sont ceux par qui le cinéma existe.
Par trois fois, les pronoms vont donc s’aventurer sur la page blanche du poème (cinématographique) à écrire. Leur fonction ?
Être les porteurs des mots d’un poème souffert par un réalisateur de notre temps sur les difficultés d’être du cinéma et de son siècle

Être soi c’est se condamner à la mutilation

     Celui qui se tient au pied de la page blanche a fait sienne la bénédiction gravée dans le Livre : « Allez et multipliez. » Mais c’est aux mots qu’il l’adresse. La possibilité du feu, c’est de ces multiplications répétées qu’il espère la tenir. Toute chose créée – arbre, femme, poème, chien, homme, étoile, œil, etc. – est faite pour entrer dans une multiplication. Soit elle multiplie, soit elle est multipliée. La seule ponctuation qu’autorise l’écriture, c’est le signe de multiplication.
D’où (1) ce texte, multiplié par trois : une part poème, une part scénario de film, une part théâtre.
D’où (2), pour être plus précis encore : ce poème – multiplié par ses propres pronoms personnels et devenant Poème cinématographique, titre relevant bien évidemment d’une forme grammaticale nouvelle (et typiquement gattienne) dont il faudra désormais tirer conséquence : cinématographique n’y est pas épithète du mot poème, mais son multiplicateur (poème multiplié par cinéma).
D’où (3) l’obligation d’entrevoir autrement que sous l’habituel registre de l’adaptation (adaptation d’un genre à un autre, d’un média à un autre, comment plier, découper, tailler le poème pour qu’il devienne film, théâtre) le rapport qu’entretiennent ici ces trois possibilités de textes. Car précisément : Gatti n’adapte rien – et s’adapte encore moins ! Sa grande affaire, c’est la bataille. Dont la multiplication n’est peut-être qu’une des formes. Au sens strict : Gatti est quelqu’un qui cherche la bagarre. Et c’est pour cela que partout où l’accalmie serait possible, le consensus, l’adaptation, il vient jeter le trouble, le combat, le feu. Souvenons-nous que celui qui se plaît à reprendre la parole du guérillero guatémaltèque Yon Sosa – « L’arme décisive du guérillero, c’est le mot » – fut maquisard, parachutiste, combattant. Et que si ses différentes instructions militaires ne l’ont pas conquis au métier de guerrier, il en a au moins transporté bien des techniques à l’intérieur de la guerre des mots.
Certes, si l’on s’en tient à la chronologie, il y eut d’abord un poème : Poème cinématographique dont le titre pourrait être L’Internationale ; puis un scénario de film : Entretiens avec le Poème cinématographique et ses pronoms personnels menés par trois villes, Paris, Berlin, Barcelone, un village des collines du Pô, Pianceretto, un camp de concentration, Mauthausen, et un non-lieu, Monaco ; enfin une pièce de théâtre – ou plutôt deux. Une première version sous le titre générique : Le Poème cinématographique et ses pronoms personnels ; puis une deuxième, mise en scène par Gatti à Montréal et réécrite, sous le titre : Le Passage des oiseaux dans le ciel, en fonction de la réalité québécoise et des étudiants qui devaient l’interpréter.
Gatti réécrit ses textes. Chacune de ses pièces connaît plusieurs versions. Et l’éditeur sait bien qu’il est préférable de ne pas lui soumettre pour lecture un texte ancien que l’on souhaite republier. Car aussitôt, l’homme se remet au pied de la page, et entreprend de tout réécrire. Mais dans tous ces cas-là, la réécriture se fait de théâtre à théâtre. Non pas, comme ici, d’un genre à un autre.
Trois genres pour un même texte ?
C’est le syndrome de la « part en trop ».
Un syndrome dont le passeur libertaire El Maño est tout à la fois le modèle – et la victime :
(Une part libertaire en exil aux quatre coins du monde
une part combattante sur l’horloge espagnole
une part émigrée vers d’autres combats
une part emprisonnée dans les passages des montagnes
une part coincée dans les strophes de L’Internationale…)
Chaque fois il y a une part en trop.
Ou bien, dit autrement, lorsque les mots essaient de devenir plumes d’oiseaux :
(Une part engoulevent de l’été de l’anarchie. Une part alouette montant à la verticale des lieux de la tuerie. Une part oiseau migrateur faisant le tour du monde. Une part rouge-gorge dans la rigueur hivernale… Toujours une part en trop.)
Une « part en trop » – c’est toujours le reproche fait à celui qui, au moment de choisir, s’obstine et dit : « Je prends tout. »
Le but ? Multiplier les possibilités d’en découdre.
Poème, cinéma, théâtre : les mots entrent sur la page blanche comme sur une aire de combat (que le théâtre les multiplie à son tour en postures de kung-fu n’est peut-être qu’un indice de plus). Ils viennent y chercher la bataille.

Apprendre à un film à circuler sur des pages blanches

     Au moment où il écrit ce texte (multiplié par trois), Gatti a réalisé quatre longs métrages de cinéma : L’Enclos, El Otro Cristobal, Der Übergang über den Ebro, Nous étions tous des noms d’arbresIl a aussi réalisé deux séries de films vidéo : Le Lion, sa cage et ses ailes, La Première Lettre. Et pourtant, le sentiment qui domine est celui d’une incompréhension. De rendez-vous manqués.
En 1960, Gatti marque son entrée dans le cinéma par un film aussitôt encensé par la critique, couronné de prix : L’Enclos (un des tout premiers films sur les camps de concentration). Dans l’élan, il part à Cuba pour tourner El Otro Cristobal (1963). Un film baroque, extravagant, dans lequel tout un village se lance à l’assaut du ciel pour chasser le dictateur qui s’en est emparé. Rires, chants, féerie, images de combats comme en des toiles d’Uccello, baleine dans le ciel prisonnière du Cheval et du Taureau de la Conquête, et sur la terre l’âpre lutte de paysans face aux chants de crooner des conférenciers us se partageant le monde. Un film intense. Qui réunissait tous les éléments d’une incompréhension quasi généralisée. Si l’incompréhension « de droite » était attendue (Gatti ne cachait pas son soutien à la révolution cubaine), celle de ceux qu’il considérait comme « les siens » fut beaucoup plus difficile à accepter. Ils lui reprochaient d’avoir fait un film à l’intérieur même de la révolution cubaine sans avoir rendu compte de la situation politique et militaire du moment (le blocus us, la baie des Cochons, la menace de guerre atomique). Or justement : ce qu’avait voulu Gatti, c’était trouver une esthétique cinématographique à la hauteur de ce que représentait pour lui la révolution cubaine. On l’attendait dans le réalisme, il la cherchait dans le lyrisme, le mythique, le merveilleux. Il dit avoir repoussé, par la suite, un certain nombre de propositions qui, elles, ne s’intéressaient, justement, qu’à l’exotisme de ce merveilleux-là.
Dans les années qui suivirent, Gatti écrivit plusieurs scénarios. Un seul – après bien des péripéties – deviendra film : Die Übergang über den Ebro (1970). Tous les autres sont refusés.L’Affiche rouge (1965), sur le groupe Manouchian. Les Katangais (1974), sur ces anciens mercenaires qui occupèrent la Sorbonne en 1968. Pour aucun de ceux-là Gatti ne trouva les aides et les financements nécessaires.
 On pourrait passer tout cela sous silence en considérant que c’est chose assez commune dans le cinéma. Mais Gatti y verra une obligation de changer de terrain. Sans doute parce qu’il comprend que ces refus ne sont pas circonstanciels. Que ce qu’il cherche dans le cinéma (ce qu’il cherche à dire, comment il cherche à le faire) est d’une certaine manière incompatible avec l’industrie cinématographique.
C’est d’ailleurs à cette même époque qu’il achève sa rupture avec l’institution théâtrale.
Mais il ne va pas pour autant cesser de filmer. Il dira :
Avec le refus des Katangais, on s’est alors senti dans l’obligation de ne pas accepter tout le temps cette guillotine qui tombait régulièrement. Si nous n’arrivions pas à trouver un langage commun avec le système, il fallait tourner la chose.
Ainsi va s’opérer le passage à la vidéo. À Montbéliard, d’abord (Le Lion, sa cage et ses ailes,1975). Puis à L’Isle d’Abeau (La Première Lettre, 1978).
Montbéliard,
c’était la première expérience de ce type que nous avons vécue comme écrivains publics. Ce qu’il y avait de particulier, c’est que toutes les distinctions qui font presque cartes postales –l’auteur, le metteur en scène, le comédien – toutes ces distinctions disparaissaient. Les mots des uns devenaient les mots des autres. […] C’était une écriture dirigée vers les autres.
C’était une autre manière de faire des films. Qu’il ne cantonnera pas dans l’usage de la vidéo puisque, en 1981, c’est un film de cinéma, Nous étions tous des noms d’arbres, qu’il réalise sur des bases proches – avec d’autres : ici, avec les jeunes chômeurs de Derry, en Irlande du Nord. De même, en 1983, il écrira Opéra avec titre long qu’il veut réaliser avec les habitants de la région de Toulouse. Faute de financements, le scénario deviendra pièce de théâtre (sans doute une de ses pièces les plus importantes).
Au-delà de leur aspect anecdotique, ces péripéties témoignent au moins de l’intérêt que Gatti porte au cinéma. Il aurait très bien pu ne pas persister et se contenter de poursuivre son travail d’écrivain de théâtre. Or il insiste. Plus, même : il installe le cinéma sur scène. En disciple de Piscator, lorsqu’il inclut dans ses mises en scène des projections cinématographiques (ce sera entre autres le cas dans Chroniques d’une planète provisoire). Ou plus radicalement, lorsque, plus tard, dans Le Cinécadre de l’esplanade Loreto, c’est par sa possibilité d’être ou ne pas être reçu à l’intérieur du cadre cinématographique qu’il tente de dire le fascisme italien. C’est d’ailleurs peut-être essentiellement cela qui l’intéresse. La question du cadre. Qu’est-ce qu’il y a dans le cadre ? qu’est-ce qui est en dehors ? La question de la succession et de l’(impossible ?) simultanéité des cadres. Ce qui l’intéresse (comme au théâtre) c’est ce qui ne tient pas dedans, ce qui déborde, ce qui résiste à la mise en cadre. Toujours la « part en trop ».
Paradoxe gattien : les seules images qui comptent sont celles qui peuvent accueillir ce qui, précisément, ne tient pas dans l’image. D’où la bataille. Bataille à l’intérieur du cadre pour tenter de cadrer la bataille du siècle.

La bataille du siècle

     Bien sûr, ce n’est pas une découverte. On sait de quels combats, de quels camps, les personnages de Gatti sont les ressortissants. En ferait-on la liste que l’on se trouverait confronté à une sorte de monument aux morts, une stèle de noms non pas commémorative, mais défiant l’absence et la mort – litanie toujours reprise où chaque appel de nom invite à répondre « présent », vieille rengaine des combats de libération de ce siècle : « Là où un camarade tombe, dix autres sont là pour ramasser son fusil. »
Gatti, lui, ce sont les mots qu’il recueille. Leurs mots. Éclats du grand rêve solaire – « prolétaires de tous les pays… ». Survivances de la grande affaire de ce siècle : construire la fraternité universelle des peuples. Tous les personnages de Gatti ont sacrifié quelque chose de leur vie à cette espérance – toujours défaite, toujours remise sur l’ouvrage. Il n’a jamais écrit que pour leur donner asile, pour leur donner un instant de plus à vivre.
À battre des ailes dans nos génériques
combien d’ombres portées
de fondateurs de républiques d’un jour
de façonneurs d’égalitarismes coupeurs de têtes
de fabricants d’horloges
où les aiguilles sont toujours plus nombreuses que les chiffres ?
Mammouths à un seul titre
celui de l’absolue solitude pour savoir mourir
debout
sur toute l’étendue du siècle.
Et une fois encore, ce sont ceux-là qui vont être convoqués.
 Avec la particularité, ici, qu’il s’agira moins de personnages sortis de possibles livres de l’histoire du siècle, que d’hommes et de femmes appartenant d’une manière ou d’une autre à l’histoire personnelle de Gatti.
Ce sont les siens.
Auguste Gatti,
le père Élie,
ceux du camp,
Rosa Luxemburg,
Ulrike Meinhof,
d’autres encore.
 Tous requis pour être les interlocuteurs de « Je » interrogeant les ressacs du siècle à l’intérieur de sa propre histoire :
l’enfance à Monaco,
le maquis de la Berbeyrolle et l’arrestation,
la déportation,
l’expérience cubaine – et le tournage du film El Otro Critobal,
l’exil berlinois,
les tentations ouvriéristes,
les fraternisations avec les tenants de la lutte armée.
Tous sont rappelés ici, autour des feuilles blanches devant accueillir ce texte (multiplié par trois) pour tenter, à travers leurs vies, leurs attentes, leurs impasses, de reconstituer le portrait robot de la bataille.
Mais de quelle bataille s’agit-il ?
grand je. – C’est toujours la même qui recommence.
vous assis à la recherche de vous debout. – Si nous devons la retrouver partout, autant l’expliquer, et dire ce qu’elle représente.
petit je. — Impossible.
vous assis à la recherche de vous debout. — Et pourquoi ?
 petit je. — Elle change toujours d’identité.
grand je. — Plus elle recommence, plus elle se reproduit. Et plus elle se reproduit, plus elle change.
Un seul nom peut accueillir les multiples changements de la bataille : l’Internationale. (Cette Internationale qui deviendra la bataille de Je jamais terminée, toujours recommencée.) C’est donc autour de ce nom que tous sont convoqués – « Je » convoque « Eux » pour qu’ils convoquent l’Internationale. C’est autour de ce nom que l’écriture se fait multiplication – Je (multiplié par) Eux (multiplié par) l’Internationale (égale) le poème. Mais pour raconter quoi ?
Il s’agit de convoquer des pronoms personnels à participer à l’écriture d’un poème sur la bataille menée par les Brigades internationales en Espagne, la bataille de Jarama. Cette bataille va se trouver agrandie, transportée dans le siècle, à la Résistance, aux camps de concentrations et aux luttes sociales du siècle.
Pour Gatti, la guerre d’Espagne c’est le haut lieu de la bataille
du siècle. Son combat décisif. Celui qui lui confère son nom –l’Internationale. C’est là que tout s’est joué. Que tout s’est perdu. C’est à partir de là que tout s’est continué.
elle massmédiate. — C’est quoi 
L’Internationale au-delà des Pyrénées ? […]
petit je. — En voici le portrait-robot. Retrouver le combattant dans cette bataille c’est retrouver la bataille entière. […]
nous scripte. — Le portrait-robot de la guerre civile espagnole n’est sorti de la prison de Barcelone sous la République que pour entrer dans une prison française sous une autre République. Il n’a franchi le seuil de la prison française que pour partir à destination du camp allemand. C’est à l’échelle mondiale qu’il s’est trouvé seul. À l’échelle mondiale qu’il a continué à se battre.
l’autre je. — À l’échelle mondiale qu’il continue à être seul.

I
l n’y a aucune volonté de théorisation dans cette permanence de la guerre d’Espagne. Simplement l’expérience de « Je ». La guerre d’Espagne était présente dans la cuisine familiale du bidonville de Monaco – Auguste accueillait les brigadistes de passage. La guerre d’Espagne conduira Gatti jusqu’au maquis – il en suivra ses filières. Il retrouvera les Espagnols dans le camp de concentration.
Ils seront encore là, après la guerre, au moment des rencontres décisives.
Espagnols de Cuba – lors du tournage d’El Otro Cristobal.
Espagnols accompagnant La Passion en violet, jaune et rouge et son interdiction, à Paris, en octobre 1968.
Espagnols de Berlin autour desquels sera écrit le film Übergang über den Ebro (Le Passage de l’Èbre).
Espagnols du film Le Lion, sa cage et ses ailes, à Montbéliard – le torero Vicente Ripoles devenu ouvrier métallurgiste par refus du franquisme.
Et ici, dans ce texte, El Maño, espagnol de Toulouse, que Gatti rencontre lorsqu’il y crée, en 1983, l’Atelier de Création Populaire, L’Archéoptéryx. Pendant toute la guerre d’Espagne, et bien longtemps après, El Maño n’a cessé de passer clandestinement les Pyrénées – passeur d’hommes, de livres, de messages. Les cols sont devenus son territoire. Et Gatti décide de le suivre. De faire un film de ses passages. Le film ne sera jamais terminé. Mais c’est sans doute au cours de ces tournages que l’interrogation se fera violente. Suivre El Maño, filmer El Maño – mais pour recueillir quoi dans la poussière des images ?
Au bout des trajets d’El Maño, un nom, une bataille, semble pouvoir dire l’Internationale à l’intérieur de la guerre d’Espagne : Jarama. Mais c’est un nom porteur d’une terrible ambiguïté. C’est à Jarama que l’Internationale a peut-être connu son apogée. En février 1937, la 15e Brigade internationale y est engagée. Elle est composée de volontaires de vingt-six nations. Bataillon britannique. Bataillon franco-belge. Bataillon des Balkans. Bataillon Abraham Lincoln, avec des volontaires Noirs dans ses rangs. Mais c’est aussi à Jarama que l’Internationale fut victime de la plus cruelle dérision puisque c’est en chantant L’Internationale que des Marocains de l’armée franquiste prirent par surprise et exterminèrent une compagnie anglaise :
En face, on chante L’Internationale en trois langues
pour tromper ceux qui la chantent en douze.
Difficile alors de ne pas penser que les mots et les personnages convoqués autour du nom de Jarama l’ont été pour un adieu à l’Internationale. Avec le sentiment que dire adieu à l’Internationale, c’est dire adieu au siècle – et donc, aussi, adieu à la bataille.
Au bout des trajets d’El Maño, de l’autre côté des Pyrénées, il n’y a pas que Jarama. Il y a aussi tous les personnages tutélaires de l’anarchie espagnole – et des mythologies gattiennes : Durruti, Ferrer, Ascaso. Tous sont bien là. On pourrait dire : comme d’habitude. Mais ils semblent tellement silencieux. À l’appel de leur nom, plus rien ne bouge.
La caméra ne peut que venir s’arrêter sur la radicalité des sentences qui accompagnent ce silence. Comme à Jarama :
La bataille, tous croient l’avoir gagnée
eux seuls l’ont perdue.
Puis :
La parole en langues de feu,
nous a légué le syllabaire de cendres.

Au lieu de le reconduire sur les hauts lieux de l’utopie libertaire, les parcours d’El Maño entraînent Gatti vers les hauts lieux de ses « cendres ». Là où l’on est obligé d’avouer : Le réel nous abandonne.
Il y a douleur.
Il y a blessure.
Mais il y a un cri : Jamais un drapeau blanc n’abolira la bataille.
Malgré les cendres, malgré le froid qui menace de tout figer, malgré les anecdotes qui envahissent tout, malgré le drapeau blanc : la bataille continue : Nous contre toutes les évidences.

Ce film, n’était-ce pas la mort de l’Internationale ?

     La part poème de ce texte (multiplié par trois) a été écrite en premier. Des lieux y étaient nommés. La part scénario imposa de se rendre sur place pour en ramener des images. Et les images firent naître une nouvelle écriture. Une écriture des lieux. La multiplication de l’écriture par les lieux eux-mêmes.
Ainsi de Monaco – les images ont fait le lien entre Auguste (le père) et Auguste (l’empereur dont la tour, tour d’Auguste de la Turbie, domine la ville).
Ainsi des collines du Piémont – elles ont conduit au mont Sacré de Créa et ont réintroduit, par ses pèlerinages, le visage de L¾titia, la mère.
Ainsi de Berlin – les mots du poème y ont entraîné l’équipe de tournage pour y mesurer
Quelle distance, en rues de Berlin
peut séparer
le mot lumière
de la lampe tempête du mouvement ouvrier ?
C’est, une fois de plus, le rendez-vous avec Rosa Luxemburg et la révolution spartakiste. Le retour dans une ville où Gatti a vécu (au début des années soixante-dix). Où il s’est mêlé à la contestation allemande. Lié d’amitié avec Ulrike Meinhof.
Inévitablement, le tournage entraîne l’équipe sur la tombe d’Ulrike. Mais à vouloir faire entrer Berlin dans les images, les mots du poème ne pouvaient qu’y retrouver ceux d’un autre poème, écrit à Berlin – Les personnages de théâtre meurent dans la rue :
Combien savent que Berlin n’est pas une ville, mais une heure, la 19e, répétée avec obstination vingt-quatre fois par jour ? […]
Gare de Friedrichstra§e, dans une lumière de morgue, tous les soirs à 19 heures, j’ai attendu Rosa L. Je voyais passer des convois entiers de machines révolutionnaires. Mais je ne savais pas que c’étaient les quatre voyelles du mot révolution qu’on envoyait à la casse.
Retrouvant les rues de Berlin, les mots retrouvaient leurs propres empreintes, les traces qu’ils y avaient laissées. Là où la question du double avait été soulevée :
Chaque mot
chaque idée
chaque symbole
possèdent à Berlin
une fiche
d’agent double
la même question revenait, plus de quinze ans après : Où aller ? Berlin est coupé en deux dans le sens de l’histoire.
Filmer Berlin, c’était aussi, inévitablement, filmer le poème qui y avait été écrit – d’autant que, pendant longtemps, son appellation la plus commune avait été : Poème de Berlin. Sur les images assemblées pour le scénario, le peintre Oskar Gonschor présente à la caméra les pages de ce poème devenues affiches. Mais revenir à Berlin, c’est renouer avec les interrogations de la fin – fin d’un langage, fin du politique ; avec les lettres du mot « révolution » envoyées à la casse ; avec l’adieu au prolétariat. Les personnages de théâtre meurent dans la rue pouvait encore laisser s’échapper un appel volontariste :
Où est le combat ?
Savez-vous où est le combat ?
À chaque fois j’ai répondu :
dans les usines
ce texte (multiplié par trois) ne peut que constater :
[…] toutes les sorties d’usine sont syndiquées à l’intérieur d’un contre-chant […]
Mort, le sujet historique ressuscite
mais sous quelle forme ?
La Non-Classe des non-prolétaires industriels.
 Dans les usines de Berlin, l’adieu au prolétariat est consommé. La bataille du langage devient celle du langage politique en train d’agoniser. Mais on aurait pu s’y attendre :
Aller chercher dans une usine ce que nous n’avons pas trouvé au-delà des Pyrénées, ni dans la forêt de la Berbeyrolle, ni dans les camps du Danube, c’est entrer dans l’Ordre des Frères mendiants.
Alors, où est le combat ? (Les personnages de théâtre meurent dans la rue) où est la bataille ? (Poème cinématographique). À chaque fois, dans chaque lieu où les traces de l’affrontement ont été recherchées, la réponse est la même :
Seuls les oiseaux détiennent notre part de victoire.
Corneille au-dessus de la bataille de Jarama.
Oiseau dans le ciel de la Berbeyrolle.
Mésange dans une cellule de Mauthausen.
Rossignol de Berlin.
Filmer la bataille, c’est tenter de filmer le « passage des oiseaux dans le ciel ». À la question d’avant l’écriture :
Que survit-il
sous le ciel
après le passage
d’une migration
d’oiseaux ?
Notre espace
en est-il
transforméT ?

répond la révélation de la forêt de la Berbeyrolle :
Ic
i, la bataille n’est pas contre ces hommes à fusil […]. Elle est contre le conformisme du dire, et la tentative d’annoncer, par d’autres voies, le passage à ce moment-là, de l’oiseau dans le ciel. Sur la forêt de la Berbeyrolle, le soleil ne s’était pas levé. L’exode avait commencé.

Le poème de cet exode-là

     Lorsqu’il avait écrit et réalisé La Première Lettre – une série de six films vidéo tournée en 1978 avec la population de la région de L’Isle d’Abeau et consacrée au jeune résistant Roger Rouxel, fusillé à dix-huit ans, Gatti avait ajouté un Contre-Opéra au texte du poème filmé. C’est un texte à lire aujourd’hui comme une sorte de préambule à celui-ci, les images – cadres, séquences – y étant déjà soumises à l’interrogation sceptique des mots : Pourquoi faire un film ? Comme dans ce texte (multiplié par trois) les mots tentaient d’y déchiffrer de possibles échos entre traces sur terre et passages dans le ciel :
Les traces
de sang
sur terre
peuvent-elles
devenir
blessures
dans le nuage
qui passe ?
D’un poème à l’autre – mais plus largement, aussi, dans cette lente filiation des poèmes : L’Enclos, puis Les personnages de théâtre meurent dans la rue, puis le Contre-Opéra, puis ce Poème cinématographique – se donne à lire sur près de quarante ans le cheminement obstiné des mots qui cherchent à dire la bataille : qu’elle soit appelée « révolte » (L’Enclos), « combat » (Les personnages de théâtre meurent dans la rue), ou « guerre civile » (Contre-Opéra) :
Notre guerre civile recommence chaque jour
le combat de l’échelle
contre le ciel.
S
’y donne à lire, aussi, la condamnation qui semble planer sur toute tentative de dire cette bataille. Et particulièrement lorsque, pour la dire, les mots laissent la place aux images.
Déjà, dans le Contre-Opéra, Gatti tentait de dire cette condamnation à travers la parabole commune du cinéma et de l’Indien :
Le cinéma
est le tombeau de l’Indien
à travers le monde […]
Prix usuraire exigé par la funératrice ambulante
ne pouvoir être
vivant ou mort sur pellicule
qu’en travesti commercial.
Ce qui lie le cinéma à l’Indien c’est une même défaite : la soumission au service du plus fort. Ce que fit subir à l’Indien la conquête des Amériques, les images, au cinéma, le font subir aux mots.
[…] Les mots se sont mis au service des images. Ils ont redit la conquête des Amériques, ces tribus indiennes se mettant au service du plus fort à reproduire les images de leurs dieux quitte à assassiner l’Indien majuscule, ses idées, et ses pierres-ziggurats elles aussi.
Voilà le scandale. Et le drame. Entrer dans les images, c’est prendre le risque d’une mise à mort (d’un assassinat). Risque devant lequel ne recule pas celui qui, contre toute attente, persiste à faire des images. Mais risque face auquel il ne peut que confesser –confession à l’en-tête du Contre-Opéra, mais qu’il faut, maintenant, mettre en exergue de ce texte (multiplié par trois) :
C’est par le regard
des images
que la vie s’immole
chaque jour
sur chacune de nos rétines
Un jour
nous saurons
quelle part de notre mort
nous avons offerte
au besoin de cadrer le ciel
à l’obstination du nuage
qui veut se lire
sur
et derrière
l’écran.
Ne pas être dupe des images et pourtant continuer à y sacrifier – c’est la position aussi inconfortable que paradoxale que prétend tenir ce texte (multiplié par trois) :
Chaque plan a un numéro
le personnage change de statut :
de pionnier de terres vierges,
il devient chiourme encadrée.
Autre espace, autre destin.
L’idée carcérale dont le cadre
en sa mouvance est porteur
condamne à l’inexistence
tout ce qui ne participe pas
à sa distribution des terres.
l’inexistence.

Tout ce qui est dans le cadre n’est que chiourme encadrée.
Pour Gatti, comme pour les iconoclastes vaincus du concile de Nicée, l’image c’est le diable. Non seulement parce que coexister avec les mots du cinéma est une descente aux enfers. Mais plus radicalement, parce que l’image, comme le diable, séduit avant de perdre. Elle est tentation et condamnation. Impossible d’y échapper. Sous peine de ne pas exister.
 Qu’elle séduise, on le comprend facilement. Mais qu’elle cause la perte de celui qu’elle a séduit…
Un seul modèle : le peintre chinois,
lorsqu’après les obsèques
il soumet ses albums à la famille du défunt.
[…]
Ce qu’il cherche, ce n’est pas
comment signifier les traits du défunt
que dans la plupart des cas
il n’a jamais vu.
Ce qu’il cherche
c’est une identité
dans laquelle la famille en deuil,
celle qui paye,
se retrouve.
Peu importe ici la capacité personnelle du cinéaste, ses efforts, son savoir faire : Un film est condamné à rapporter, non à dire.. Le paradoxe tient en peu de mots :
Le réel est là
Et il n’y a rien.
Ce n’est pas une question de vérité, de fidélité ou de trahison. Tout est respecté. Vérifié. Contrôlé. Les costumes. Les détails. Pour ce qui est du rapport au réel, on peut même dire que c’est parfait. Un miroir ne ferait pas mieux.
Et pourtant : … il n’y a rien. Au mieux, de la pierre mutilée. La question que pose Gatti est extrêmement simple : Que faire pour qu’il y ait quelque chose ? que faire pour que, confrontées à la pétrification, au gel, à la rigidité cadavérique qui les menace, les traces de la bataille puissent rester vivantes ?
Le Poème cinématographique a commencé par être le poème de nulle part. En exergue, la trahison des mots.
[…]
La lente agonie de l’Indien majuscule c’est la nôtre. Et le Poème cinématographique n’a plus continué à être de nulle part, il est devenu le poème de cet exode-là.
La question est de savoir comment accueillir cet exode.
Comment accueillir le « passage des oiseaux dans le ciel ».

Le paradoxe Durruti

     Lorsqu’on interroge Gatti sur sa pratique théâtrale, il dit qu’il fait du théâtre selon Mao Tsé-toung.
S’agissant de l’image, ce texte (multiplié par trois) invite à penser qu’il fait du cinéma selon Buenaventura Durruti.
Paradoxe de l’image : être dans l’image, c’est se condamner à y être mis à mort ; ne pas y être, c’est se condamner à ne pas exister.
Paradoxe de Durruti : vouloir d’abord gagner la guerre, c’est accepter de devenir militaire, donc ne plus être libertaire et condamner la révolution ; vouloir d’abord faire la révolution, c’est se condamner à perdre la guerre, et donc aussi condamner la révolution.
Notre mythe, peut-on l’appeler défaite ? Il est né de la guerre civile dans les casernes de Barcelone, où l’on entrait libertaire, où l’on sortait militaire.
L’écriture est là pour maintenir ouverte cette question : peut-on l’appeler défaite ?
D’autant que dans la part poème de ce texte (multiplié par trois), ce n’est pas défaite qui est écrit, mais dispersion : Notre mythe, peut-on l’appeler notre dispersion…
Que le mot dispersion (et ce qu’il désigne d’exil et d’exode) ait été maintenu dans une part de ce texte mais recouvert dans une autre par le mot défaite ne nous oblige-t-il pas à lire désormais les deux mots à la fois : lire chaque fois dispersion en même temps que défaite, et deviner alors comment, lorsque Gatti écrit le mot défaite, c’est peut-être déjà exode qu’il faut entendre ? D’où la revendication du paradoxe Durruti : Peut-être la défaite était le juste prolongement de leur pari. D’où son application au cinéma, la défaite-dispersion-exode étant le juste prolongement du pari cinématographique.
Son emblème : la baleine (Elle représente le cinéma).
La baleine, c’est d’abord celle du Musée océanographique de Monaco à laquelle le père, à chaque bonne note, promettait la visite. Un animal mythique (Immédiatement mythique).
C’est cette baleine que Gatti dit avoir emportée avec lui à Cuba, pour le tournage du film El Otro Cristobal :
C’était l’animal que mon père faisait naître de temps en temps et à qui il fallait rendre visite pour marquer tel ou tel événement. La baleine était devenue un peu de ce monde promis par Auguste, et le fait qu’il était parti de l’Amérique, meurtri, poignardé, rejeté en quelque sorte par l’Amérique, de retourner avec une baleine et de recommencer cette conquête de l’Amérique qu’Auguste n’avait pas faite, mais de recommencer à travers son fantasme, à travers sa baleine, ça a été un peu pour moi la base. D’où ce ciel qui commence avec une baleine, avec des musiciens, le rêve d’Auguste a été réalisé à Cuba et cette baleine devait changer le monde.
Or cette baleine chargée de toutes les utopies d’Auguste ne sera pas accueillie à Cuba. Le film sera tourné. La baleine construite pour un ciel d’anges baroques. Mais le réalisme socialiste n’y trouvera pas son compte. Présenté au Festival de Cannes, le film sera presque aussitôt enterré. La baleine, elle, fera une sortie remarquée. À Cuba, elle deviendra char de carnaval pour y représenter l’ICAIC, l’Institut cubain de cinéma :
Ce carnaval était en quelque sorte la rencontre de tout ce contre quoi on avait lutté pendant tout le film, c’est-à-dire le clinquant de la consommation américaine et l’espèce de sectarisme pitoyable du réalisme socialiste… Notre baleine a défilé là-dedans.
Ce que les mots de la part poème de ce texte (multiplié par trois) ne font que redire :
La baleine est désormais une reine vaincue
attachée au char de ses vainqueurs.
Défaite de la baleine, donc. Mais défaite – nous le savons maintenant – à lire comme un envoi en exode. Toute une diaspora de baleine – démesure chantante dont le répertoire met l’océan en strophes de jets d’eau. Comment s’étonner, alors, que l’une de ces baleines puisse être imaginée arche perchée sur la montagne de Monségur ? La baleine est figure de l’exode. Elle l’est aussi de la multiplication :
[…] L’homme est toujours désir d’être autre – à plus forte raison, une baleine.
[…] Leur spectacle est parent de toutes les formes en marche vers le ciel.
[…] Ziggurat, vraie ou fausse Internationale ? Déchirée, fractionnée, mise en morceaux à chaque représentation. La représentation finie, le chant de la baleine reprend son indépendance.

Durruti, la baleine, c’est l’Autre Internationale (comme il y eut l’Autre Cristobal). Une Internationale dont l’exode répond coup pour coup aux défaites de l’autre.
 Une Internationale construite à la force des mots et dont le mot d’ordre permanent pourrait être :
— Attention, on recommence
ou plus simplement – mot d’ordre de toutes les aventures cinématographiques :
— Moteur.

Le combat est toujours multiplication

     Il faut bien parler du ciel puisque même la baleine est concernée par la marche vers le ciel. Ciel où passent les oiseaux. Ciel à l’assaut duquel s’élancent les échelles, comme cela était déjà écrit dans le Contre-Opéra :
Notre guerre civile recommence chaque jour
le combat de l’échelle
contre le ciel.
Ciel à l’assaut duquel s’élancent ici les marches de la ziggurat, cette tour babylonienne à degrés qui est la figure centrale de ce texte (multiplié par trois). La seule question que l’on semble être en droit de poser à un film (et par-delà un film à toute tentative humaine), c’est de savoir en quoi il est ziggurat.
Apprendre à un film à circuler sur des pages blanches.
Chaque image écrite est une marche d’escalier.
Chaque palier est une séquence.
Chaque film est une ziggurat.
Un scénario,
un escalier séquence d’escalier à la recherche du tout
(un tout vertical)
l’échelle de Jacob et son combat.
Qu’en reste-t-il
 ?
Les différentes figures de l’ascension vers le ciel sont mises à contribution. Une fois encore : elles ne s’additionnent ni ne se substituent les unes aux autres. Chacune est multipliée par les sens, les déterminations des autres. Ainsi, l’échelle de Jacob. Le Livre de la Genèse (28:10) dit comment dans une vision Jacob s’émerveilla devant cette « échelle dont le sommet touchait le ciel » et le long de laquelle des anges montaient et descendaient. Si l’on en croit les exégètes, il s’agit, en fait d’échelle, d’une « rampe à gradins » qui rappelle très précisément celle dont il a été question plus haut : la tour de Babel. Or la tour de Babel n’est rien d’autre qu’une ziggurat babylonienne ! Échelle (de Jacob) et ziggurat habitent la même figure. Mais il y a plus. Une fois encore, Gatti fond deux épisodes. Cette vision de l’échelle (appelée traditionnellement « le rêve de Jacob » Genèse 28 :10). Et un autre épisode nocturne : le combat avec l’ange (Genèse 33 :23), où Jacob, toute une nuit, combattit contre « un homme » – Dieu lui-même ? – dont il exigeait de savoir le nom.
Gatti a essayé plus d’une fois de se mêler à ce combat avec l’ange. Il a voulu en faire un film (Le Combat avec l’ange) dont le scénario, plusieurs fois réécrit, sera finalement tourné en Allemagne sous le titre de Übergang über den Ebro. Déjà la lutte avec l’ange se multipliait en allées et venues sur l’échelle. Comme si les deux figures (échelle et combat) n’en faisaient plus qu’une. Comme si monter et combattre était un même geste, un même enjeu.
Combattre, pour Gatti, c’est toujours chercher à monter. C’est toujours une quête de hauteur, de verticalité, de démesure. Combattre, c’est défier la pesanteur33. Toutes les possibilités de l’ascension sont donc appelées à multiplier les sens du mot « combat ». De même que toutes les possibilités du combat sont appelées à multiplier les sens du mot « vertical ». Une ziggurat n’est peut-être, dès lors, que l’effet de la multiplication de la bataille par le ciel. Aucune magie dans de telles opérations. Le lieu où elles s’effectuent, c’est la feuille blanche. Écrire et combattre ont ceci en commun : ils sont, l’un et l’autre, toujours multiplication.
Et c’est pour cela que chaque part de ce texte (multiplié par trois) répète que la bataille n’est pas contre des hommes à fusil.
Elle est entre le réalisme
et le dire par d’autres voies
du passage de l’oiseau P.
  Elle est contre le conformisme du dire, et la tentative d’annoncer par d’autres voies, le passage à ce moment-là, de l’oiseau dans le ciel…
Le conformisme, le réalisme, les évidences – c’est précisément ce qui s’est toujours dressé en travers de la marche de l’Autre Internationale (Durruti, la baleine). La multiplication est le dire par d’autres voies qui peut permettre aux personnages de la bataille d’y échapper – et ainsi de révéler la part d’exode inscrite dans la défaite.
L’enjeu :
Savoir les mots justes de cette aventure
quelle histoire réhabiliter autour d’elle
pour que partant des apparences
les mots se recréent univers
qu’ils soient sa présence parmi nous…
 L’enjeu : rendre présents ceux qui sont évoqués. Que l’évocation devienne convocation, et la convocation véritable présence. La multiplication (comme celle des pains) est la condition de la présence (réelle). Sur la scène, sur l’écran, comme sur la feuille blanche. Pour dire cette multiplication qui rend présent, pour signifier ce qu’accomplissent les mots qui se saisissent des anecdotes, des apparences, des êtres et des hommes pour les restituer à l’univers qui les multiplie, un mot va s’imposer, « inventer » :
Les morts de ce moment du siècle
on les inventait,
on les mettait dans le vent.
La fumée des crématoires était là pour en témoigner. « In-venter », c’est, littéralement, multiplier dans le 
ciel. Pour Gatti, non seulement Auschwitz n’a pas rendu vaine toute tentative de poème, mais la fumée qui s’en échappait oblige désormais le survivant.
Inventer – multiplier – combattre.
Autant de sens du verbe écrire.
La bataille du siècle inventant ses propres vocables.