Giorgio Caproni

Le gel du matin

Nouvelles. Traduit par Bernard Simeone

Collection : Terra d’altri

72 pages

10,14 €

978-2-86432-044-9

octobre 1985

Le Labyrinthe, écrit dans l’urgence de la guerre, lapidaire et haletant, violent et sacrificiel, et Le Gel du matin, tissé de phrases lancinantes et spiralées qui disent, au chevet de la femme aimée mourante, la terrible ambivalence des sentiments : deux nouvelles où Giorgio Caproni explore avec une impitoyable lucidité les limites de notre condition, ce qu’il a nommé ailleurs, dans ses poèmes, « le mur de la terre ». Ces textes livrent une angoisse nue et laissent en nous l’empreinte d’un effarement.

« Où m’emmenez-vous ? » demanda-t-elle. Mais je ne réussis pas à voir ses dents : elle serra aussitôt les lèvres et je ne sus trouver aucun prétexte pour la faire parler. Elle ne savait pas que nous la menions à la fosse, dans sa terre froide et humide. Boris lui répondit : « À la fosse ».

Peut-être ne comprit-elle pas : peut-être pensa-t-elle à une localité portant ce nom. Ses mains étaient dures et livides. Je songeai à la charité avec laquelle elle avait donné à Aladino ses gants qui, pour finir, s’étaient retrouvés sur les mains brisées d’Ivan. Je sentais dans les doigts légers d’Ada toute la douleur des os brisés d’Ivan et ne savais en quel sens orienter ma peine. Devais-je souffrir pour Ada, ou pour Ivan, Aladino, Pantera ? Nous allions exprès chez les juges pour entendre dire que je ne devais pas souffrir autant pour Ada que pour mes camarades.

Après trois heures de marche dure et silencieuse, elle ne tenait plus debout. Elle demanda si elle pouvait s’asseoir un instant, frotta ses mains contre ses flancs et resta la bouche entrouverte, haletante. Ses dents étaient serrées et fortes : dès lors, il ne m’importait plus qu’elle parlât. La fille du car avait les dents étrangement espacées et son visage me réapparaissait enfin avec précision : il ressemblait peu à celui d’Ada. Surtout maintenant : celle-ci avait perdu toute sa chaleur, son teint était glacé, un peu blêmi, et ses lèvres délavées comme si une grande vague d’eau froide était passée sur elle depuis peu. Je me sentis libéré et parvins même à devenir indifférent à sa souffrance. En elle, ne résidaient plus que gel et eau ; le beau miel chaleureux était resté tout entier dans la fille du car. En elle tout n’était que gel. Elle ressemblait même à Aladino qu’elle, l’espionne, avait tué.

« Lettres ouvertes », par Roger Vrigny et Christian Giudicelli, France Culture, 18 décembre 1985.