Patrick Boucheron

Léonard et Machiavel

Collection : Verdier/poche

224 pages

7,20 €

Epub : 6,49 €

978-2-86432-741-7

octobre 2013

(collection d'origine : collection jaune)

La scène se passe à Urbino, au palais ducal, à la fin du mois de juin 1502. Dans l’effet de souffle des guerres d’Italie, les petits États tremblent sur leur base ; ils seront à qui s’en emparera hardiment. Insolent et véloce comme la fortune, César Borgia est de ceux-là.
Le fils du pape donne audience à deux visiteurs. Le premier est un vieux maître que l’on nomme Léonard de Vinci, le second un jeune secrétaire de la Chancellerie florentine du nom de Nicolas Machiavel.
De 1502 à 1504, ils ont parcouru les chemins de Romagne, inspecté des forteresses en Toscane, projeté d’endiguer le cours de l’Arno. Un même sentiment d’urgence les fit contemporains. Il ne s’agissait pas seulement de l’Italie : c’est le monde qui, pour eux, était sorti de ses gonds.
Comment raconter cette histoire, éparpillée en quelques bribes ? Léonard ne dit rien de Machiavel et Machiavel tait jusqu’au nom de Léonard. Entre eux deux coule un fleuve. Indifférent aux efforts des hommes pour en contraindre le cours, il va comme la fortune.
Alors il faut le traverser à gué, prenant appui sur ces mots rares et secs jetés dans les archives comme des cailloux sonores.

Léonard et Machiavel n’étaient pas de ces éclaireurs à l’avant-garde, mais au cœur de la bataille, dans la mêlée confuse, où rien ne se discerne nettement sinon la vérité du combat. Ils n’ont pas fait leur temps ; parce qu’ils furent si intensément du leur, ils sont toujours du nôtre. Il y eut entre eux un temps commun, qui les fit contemporains. Non pas continûment, et d’une manière si sourde et si souple, sans doute, qu’ils ne trouvèrent guère de mots pour le dire. Mais la même urgence d’agir et une semblable écoute aux rythmes du monde ; l’évidente certitude que sa cadence hésite, et qu’il appartient aux hommes d’en ressentir la pulsation pour doucement l’amener à reprendre son cours réglé ; le courage de grimper la montagne pour contempler la plaine, et de descendre dans la plaine pour regarder la montagne, afin de toujours rester en éveil, brusquer les points de vue, et maintenir vibrante l’indétermination du moment ; pour cette raison la volonté têtue de ne jamais s’attarder en compagnie des mêmes ; et surtout, surtout, s’arracher à la splendeur des mots, à leur entêtante séduction, pour fouiller toujours plus loin, plus douloureusement aussi, la vérité des choses.
Et puisque tout se dit en si peu de temps, ne plus s’attarder désormais. Raconter la fin de César Borgia est superflu une fois accompli le drame de Senigallia : il disparaît dans les coulisses, comme un acteur exténué qui a subjugué le public de son morceau de bravoure. Détourner le fleuve est impossible quand sa puissance reprend son cours : regardez-le sauter les digues pour aller se perdre dans la mer. Et comment décrire la fuite des blessés milanais, quittant par la gauche le champ de bataille d’Anghiari ? Ils s’estompent dans la poussière soulevée par les combattants acharnés et sauvages qui luttent pour l’étendard. Finir n’est rien, car seul compte ce moment si lent et si brutal, suspendu comme un souffle coupé, où tout éternellement commence.

Centre national du livre, note de lecture, 1er décembre 2008, par Agnieszka Gratza

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La République des livres, 1er septembre 2008, par Pierre Assouline

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