Télérama, 13 avril 2011, par Nathalie Crom

Dans ses carnets de notes ou dans ses récits, Peter Handke invite au dépaysement radical.

Il existe un « cas Handke », une difficulté, un malaise, cela depuis les années 1990, l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie, et l’indéfectible soutien apporté par l’auteur autrichien à la cause nationaliste serbe – un soutien réaffirmé en 2006 par Peter Handke, assistant aux obsèques du président serbe Slobodan Milosevic. Mais il existe tout autant. et même davantage, bien plus crucial évidemment, un écrivain qui, depuis plus de quatre décennies, bâtit une œuvre parmi les plus remarquables de notre temps. Et c’est avec lui, l’écrivain, le raconteur, le poète, qu’il nous est proposé de renouer aujourd’hui, à la faveur de la traduction simultanée de plusieurs ouvrages, qui sont autant d’invitations à expérimenter, de nouveau, ce dépaysement radical que procure le contact avec la prose de Handke. Qui propose non pas une vision du monde, mais plutôt une certaine façon de le regarder, de le voir. Convient-il de repousser ces invitations ? Assurément pas.

« Il faut que tu te laisses imprégner par le monde, par chacun de ses mouvements, aussi secondaire soit-il (le varech que la tempête jette par paquets sur la rampe d’embarquement, où il s’accumule en un rempart avec le temps), si tu veux être un poète épique », note Peter Handke dans ses carnets, fragments rassemblés qui sont tout à la fois un journal intime et l’atelier d’un artiste : un lieu de complète liberté, un vaste coffre où accumuler, jour après jour, notes, croquis et réflexions, tout un matériau tant descriptif que méditatif et spéculatif, duquel naîtront, ou pas, les œuvres futures. Dans la continuité d’À ma fenêtre le matin (2006), Hier en chemin rassemble des notes prises entre novembre 1987 et juillet 1990. Et il est saisissant de voir comme ces éclats, ces instantanés, ces notes éparses forment, presque malgré eux, en dépit de ce caractère atomisé, inachevé, un livre cohérent et généreux, étrangement limpide. Peut-être le meilleur de Handke, en fait, assurément le plus vivant, le plus ouvert. Handke marche, il voyage à travers l’Europe, jusqu’en Italie, en Grèce. un temps en Égypte, plus tard au Japon et ailleurs. Il regarde, contemple et consigne ce qu’il voit, ce qu’il sent, cherche les mots pour dire au plus juste possible les paysages, les visages, les ciels, ici des taches de soleil sur une pierre, là la très grande douceur de la pluie en Écosse… Sans lien avec ces esquisses, ces sortes d’épiphanies, des réflexions s’ébauchent, des pensées en suspens, en mouvement, sans conclusion ni morale, qui prennent valeur d’aphorismes, de décryptage de soi-même : « Ne recherche pas la sensation, mais la descriptibilité ; celle-ci s’accompagnera de la sensation », ou « Ce qu’il nous est possible de voir, aussi bien que d’entendre et de rêver, il nous reste encore à l’explorer – et il est bien plus de choses visibles que tu ne pourras jamais en voir ».

Plus virtuose, plus sinueuse, plus solennelle aussi est l’évidente beauté du récit La Nuit morave1,pérégrination désenchantée d’un écrivain dans les ruines d’une Europe qui n’est plus – une Europe comme après la bataille, déchirée, disloquée –, voyage à rebours d’un homme sur les traces fugitives de sa propre vie, dont il convoque, l’espace d’une nuit, quelques témoins. Autoportrait mélancolique et ironique de Peter Handke ? Difficile de ne pas le penser. Mais il n’est pas certain que l’écrivain en dise ici davantage sur lui que dans les pages flâneuses de ses carnets.