La Quinzaine littéraire, 1er mai 2006, par Marie Étienne

Journal de Handke

Alors que Le Poids du monde, paru en français en 1980 (journal de 1975 à 1977) se voulait le « reportage simultané et immédiat »… « d’une conscience prise dans toutes les situations de la vie mais non précisément à la table de travail », À ma fenêtre « s’est attaché exclusivement au lien… à la sédentarité ».

On peut néanmoins y voir une suite car l’un et l’autre de ces livres ont puisé leur matière dans des notes quotidiennes, retranscrites dans un style semblable. À l’époque du premier, Peter Handke avait d’ailleurs à juste titre le sentiment d’inventer une forme nouvelle. « Plus je continuais… plus il me semblait me libérer des formes littéraires établies, et plus il me paraissait trouver la liberté au sein d’une possibilité d’écriture à moi inconnue jusqu’alors. »
Notons pour commencer une phrase étonnante, dans les premières pages, chez un auteur qui avant tout est prosateur : « … poème : moi et le récit. »
Quel rapport cette prose a-t-elle avec la poésie ? L’auteur a-t-il raison, tout au long de ces notes en prose extraite de son journal, de penser « poésie » ? « La prose réquisitionne l’homme tout entier, disait hier un poète, non pas plein de soi, pour une fois, mais plein de justesse, et qui a peur de la prose. »
On remarquera la fascination pour la poésie et la rivalité du prosateur avec les poètes, le sous-entendu : Messieurs, vous n’êtes pas les seuls à en écrire !
De la poésie, le texte de Handke possède l’intermittence plutôt que la liaison, il pratique en effet la fracture. Thématique : il passe d’un sujet à un autre, sans désir, semble-t-il, de récit continu. Et formelle : il choisit de petites unités, séparées par des blancs.
En même temps – c’est là son originalité, sa réussite, il crée, il restitue ou il retrouve une continuité mais par des procédés qui ne sont pas ceux du roman ou de la prose en général. Il invente de ne pas achever : chacun des paragraphes est dépourvu de point final. En outre, le livre entier n’est pas organisé au moyen de chapitres qui fractionnent, de numérotations, de dates. C’est donc la succession comme indifférenciée, et l’accumulation, la quantité, qui donnent une impression de suite, d’unités qui s’ensuivent, qui courent jusqu’à la fin sans fin, puisqu’à la fin non plus il n’y a pas de point. Ainsi, remarque-t-il, dans la musique de Bach, la succession est mouvement.
Le résultat ? Pour le lecteur, une curieuse envie de lire sans discontinuer, comme si chaque unité, en suspens, incitait au suspense, le créait. Le lecteur se demande : que va-t-il arriver, non dans l’action, plutôt dans la pensée.
La prose de Handke est un mélange de naturel, de spontanéité et de contraintes stylistiques : « Moi-même mais gouverné. » Avec quelques principes.
Ne pas poser la narration en préalable : « Le livre donne le récit et non l’inverse. » Donc préférer écrire : « Le seuil apparut », plutôt que « … apparut sur le seuil ».
Choisir l’épure et ainsi aboutir au dessin japonais : « Un petit oiseau sur le chemin… son ombre sous lui. »
Aboutir au poème :
Violemment soufflait le vent né du vent,
Bleuissait le ciel dans le ciel,
Apparaissait le soleil dans le soleil,
Redonnait la mer à la mer la fraîcheur
(« hier dans la matinée »)
Choisir de circonscrire, et regardant par la fenêtre, se servir de son cadre, y créer un tableau constitué de mots.
Avoir le goût de répéter, même de recommencer : « Pour qu’il advienne quelque chose de toi, répète quelque chose. »
Avoir le goût de la nomination. Ainsi Handke lit-il un dictionnaire slovène : « Pour désigner les moutons tout là-haut, en slovène : “Le ciel est en fleurs”. »
Une méthode, une manière qu’il résume en quelques mots, à la dernière page : « S’intraroger : grâce (et face) aux formes. »
Un livre nécessaire parce que méditatif et attentif au monde, comme en témoigne le long texte sur la femme rencontrée à l’entrée de chez lui, dont il accepte les invectives et la folie. « Hier elle m’a bondi dessus, frappé. Au terme d’un combat en règle je l’ai propulsée à terre. Puis il m’a fallu entendre pendant deux heures, en pleine nuit, ses tirades haineuses, pas moyen d’y couper (“Votre littérature de merde ! Personne ne lit ça”)… »
Un livre écrit dans cette prose particulière, éloignée du récit, proche de la poésie, qui est, nous semble-t-il, une des voies les plus originales et les plus exigeantes de la littérature contemporaine. Surtout quand elle témoigne, comme c’est le cas ici, non pas d’un manque, d’une incapacité (à écrire du roman), mais d’un surcroît talentueux à investir tous les domaines de la littérature : roman, théâtre, cette prose différente, et pourquoi pas, la poésie elle-même. Peter Handke en a certainement écrit, mais l’a pour le moment gardée secrète.