Livres hebdo, 27 août 2004, par Jean-Maurice de Montremy

Ne perdez jamais vos lunettes

Un traducteur perd ses lunettes, son emploi et son identité. Il doit pourtant traduire le livre indispensable à l’avenir d’une mégapole où se construit une nouvelle tour de Babel. Angoisse et poésie. Une réussite de l’Espagnol Felipe Hernández.

Le traducteur Samuel Molina travaille sur un rapport. Simple routine. Il vérifie sa traduction d’un contrat entre fournisseurs et ingénieurs de la Tour qui se construit « depuis plusieurs générations » au centre de la ville – une tour d’un kilomètre de diamètre dont le chantier traîne. La Tour souffre, comme la ville, d’une croissance anarchique, maintenant compliquée par la multiplication des langues étrangères. C’est le monde de Babel : malgré l’instauration d’une langue administrative interne, les autorités recourent à l’imposante bureaucratie des traducteurs. Le grand problème étant moins la traduction elle-même que l’interprétation exacte des propos tenus.
Samuel Molina s’aperçoit alors qu’il manque une vis à la monture de ses lunettes. Ce qui les décale et gêne sa vision. Un cri s’élève de la rue. Il quitte son bureau, regarde par la fenêtre, se penche. Les lunettes tombent au pied de l’immeuble. Impossible de bien travailler, sans lunettes – d’autant plus que le chef de service et les collègues sont à l’affût de la moindre erreur. Commence un angoissant et labyrinthique parcours.

Obtenir des lunettes neuves impose, en effet, une interminable procédure. Molina préfère les récupérer de toute urgence aux Objets trouvés. Il suffit de remplir des formulaires et de produire une fiche de l’Enregistrement, garantissant que vous êtes bien, par exemple, Samuel Molina. Précautions d’usage dans cette mégapole où les langages et les identités s’embrouillent.

Les Objets trouvés ne trouvent malheureusement pas la fiche de l’Enregistrement. Samuel Molina n’est donc peut-être pas Samuel Molina. Or, comme le dit un secrétaire, « la réalité doit correspondre littéralement aux documents, et vice versa ». S’il n’y a pas de document : Molina, Molina ne correspond pas littéralement à lui-même. Il ne peut donc plus être un traducteur, ni même un vulgaire copiste. L’exécuteur chargé d’éliminer ceux qui existent sans preuve se met à le traquer. Molina essaie néanmoins de retrouver ses lunettes. Et de séduire l’une des fonctionnaires de l’Enregistrement, la très inquiétante mademoiselle Munin.

Felipe Hernández (né en 1960) tresse dans cette intrigue angoissante une seconde intrigue, poétique, puissamment évocatrice. Alors qu’il se bat pour défaire la toile tissée par l’administration et mademoiselle Munin, Molina est chargé par l’intendant de la Tour de traduire un livre écrit dans une langue inconnue. Sans cette traduction, l’architecte principal ne peut poursuivre son travail. Le secret du livre indéchiffrable se trouve chez une femme infirme d’une extrême beauté, qui parle ce langage inconnu, peut-être la langue de l’Éden avant Babel. Molina ne dispose d’aucun élément pour comprendre ce qu’elle dit. À moins que, dans un jardin, le bourdonnement des abeilles soit un indice…

Linguiste à l’origine, Felipe Hernández est devenu instituteur puis, après un an de séjour aux États-Unis, s’est installé à Majorque. Il y partage sa vie entre la musique et l’écriture, deux formes qui se conjuguent dans Éden. Déjà remarqué pour La Dette (Verdier, 2003), il confirme ici sa maîtrise. L’ampleur, le calme et l’imperturbable clarté de la narration font ressortir le vertige gris de Molina aussi bien que les mystérieuses couleurs de sa quête.