Libération, 12 mars 1998, par Jean-Baptiste Harang

Deux traductions dont le récit autobiographique est sans complaisance, par un artiste à sa fille, de la perte de sa femme aimée.

On s’apprêtait à rouscailler contre les éditions Verdier, comme on le fit naguère lors de la parution du dernier livre de Delibes (Le Fou, Libération, 21 décembre 1995), à raison qu’on trouve bizarre qu’une même maison fasse traduire un même auteur par deux personnes différentes, et récidive ici simultanément. C’était à tort. D’abord parce que les deux traductions sont magnifiques, et surtout parce que Delibes, lui aussi, est plusieurs. Sans parler de ses carrières extralittéraires, directeur de journal, professeur d’économie, chasseur impénitent (aujourd’hui alenti par l’âge, il a 77 ans), Miguel Delibes a deux mains à prose : l’une, pour laquelle il est le plus connu en France, celle des champs qui écrivit la fameuse Trilogia del Campo, avec Le Chemin, Les Rats et Les Saints Innocents, tous trois publiés par Verdier dans la langue de Rudy Chaulet, et l’autre, celle des villes, avec Le Fou, donc, Verdier, par Dominique Blanc dont on espère (on ne sait s’il en est question) une nouvelle traduction de Cinq heures avec Mario, disponible aux éditions de la Découverte dans une traduction de Anne Robert-Monnier.

À eux deux, Chaulet et Blanc, en subtile cohérence, rendent à Delibes cette double voix essentielle. Le Linceul, et les trois autres nouvelles du recueil, comblera les lecteurs du Delibes des champs, ils y retrouveront la force primaire d’un monde disparu, celui rude et digne de la campagne castillane, quatre fables d’innocence et d’initiation où la vie est nue devant le violent et délicat devoir de vivre.

Dame gris sur fond rouge est un livre strident, vibrant, à la fièvre contagieuse. Il ne devrait pas importer de savoir qu’il est autobiographique, mais nous le savons, et de le savoir légitime on excuse, à tort, notre émotion et notre compassion, alors qu’elles doivent tout à la littérature. Un homme parle à sa fille, il est peintre, en crise de création, sa fille vient de passer par les geôles de Franco, il lui raconte simplement, douloureusement, modestement, la vie, la maladie, l’agonie et la mort de sa femme aimée, la mère de leurs sept enfants. Angeles et Miguel Delibes ont eu, eux aussi sept enfants. Angeles est morte en 1974 et Miguel ne s’en est pas remis, pendant trois ans, il n’écrivit pas une seule ligne de littérature, cette Dame en rouge sur fond gris parut en 1991, et connaît un succès tel qu’on le réédite chaque année. La construction efficace du livre permet de l’inscrire dans le monde et lui évite tout enlisement dans le chagrin, on y parle de l’art, d’inspiration, de prison, d’engagement, de la mort espérée de Franco. Mais l’écriture de Delibes, d’une extrême intégrité, sincérité, sans aucune complaisance ni indulgence pour lui-même, qui admet pourtant l’aveuglement nécessaire du pur amour, et que la précision du récit ne parvient pas à déciller, cette écriture porte ce portrait de femme aimée et perdue jusqu’à la modeste et digne incandescence de la littérature.