La Croix, 23 mars 2000, par Laurent Kovacs

Miguel Delibes et le passé de la Castille

Un roman historique ancré dans l’Espagne de Charles Quint et un recueil de textes courts invitent à découvrir le grand romancier de Valladolid.

Très différents dans leur projet narratif, L’Hérétique et Vieilles histoires de Castille, les deux livres de Miguel Delibes se complètent et se rejoignent dans leur conception du monde. L’auteur est de Valladolid, de ses proches environs, là même où Charles Quint tint sa cour et finit ses jours.

La vision du monde de Delibes, telle qu’il la livre dans Vieilles histoires de Castille, se ressent de cette existence immobile au parfum d’éternité, de ces paysages invariables où, saison après saison, se retrouvent les mêmes emblavures, les mêmes moissons, les mêmes vignes, les mêmes troupeaux, les mêmes bosquets, de ces petites rivières, de ces rus qui taillent l’humus et le calcaire instaurant des frontières parfois infranchissables. Le bref cours d’un ruisseau se perd vite dans des confins inconnus: l’univers est à l’échelle du village et de la journée, l’aventure guette au-delà de la colline, le retard ou l’avance de telle pluie, de tel vent est en soi un événement.
Exposés de façon subtile, il y a aussi des événements humains au long de ces récits de Castille, ou plutôt de ces poèmes que l’on quitte avec le sentiment d’avoir retrouvé une sereine et heureuse innocence.

Sur des bases identiques quant à la texture du récit et à l’exiguïté du territoire – agrandi par la lenteur des moyens de communication, l’audace des commerçants et la témérité des théologiens –, se déploie, dans L’Hérétique, une fresque dont l’importance historique trouve encore aujourd’hui en nous un écho. Nous sommes à Valladolid, sous le règne de Charles Quint, bientôt de Philippe II, et de l’omniprésente souveraineté de l’Église qui apparaît ici sous les traits du Grand Inquisiteur.
La tension est constante entre le tranquille exercice de l’existence non exempte d’épreuves, imprégnée dans tous ses instants non seulement de l’idée, mais du sens et du sentiment de la foi, de la religion et, d’autre part, la cruelle déchirure qui, sous la chape millénaire des actes quotidiens sans apparence théologique, menace le tissu proprement dit de la société. Ce n’est pas le pouvoir civil qui est ici atteint après avoir été vivement attaqué par les féodaux, les bourgeois et les jacqueries ; ce n’est pas la cité qui vacille, quoi qu’elle sorte affaiblie en nombre mais renforcée en esprit d’une longue et éprouvante épidémie de peste. Non, c’est l’Église dans son unité dogmatique qui est contestée.

Comme cela arrive parfois, sinon souvent, ceux qui prônent le changement et deviendront hérétiques par le jugement des clercs, sont conduits par un amour passionné – et, comme tel, incontrôlable – de ce qui fait l’objet même de leur vie. À cet amour rigoureux répondit l’amour impérieux.

Telle est la tragédie que nous vivons avec Cipriano, l’hérétique. Tout au long de son long cheminement, on a l’impression qu’un déterminisme – que, pour des raisons différentes, ni Darwin ni Freud n’auraient renié – le destine à l’hérésie : avant même sa naissance, tout semble se mettre en place pour faire de lui un être différent, physiquement, existentiellement, psychologiquement, quoi qu’il fasse pour demeurer dans le troupeau. Y aurait-il une fatalité qui mettrait au ban de la société celui que sa quête spirituelle, l’ampleur de ses vues conduiraient à interroger l’inconnu ?