Libération, 23 octobre 2003, par Mathieu Lindon

Mes cassettes, mes cassettes !

Le héros de Machine arrière est en quelque sorte un écrivain malgré lui. Ce nouveau volet de la « trilogie viennoise » de Robert Menasse, né à Vienne en 1954, met en scène le Brésil et l’Autriche, comme La Pitoyable Histoire de Leo Singer (voir Libération du 26 octobre 2000) dont il est cependant indépendant. Roman rentre de São Paulo pour aller habiter avec sa mère et le nouveau compagnon de celle-ci qui a son âge à lui à Komprechts, village frontalier de la frontière tchèque. Les événements débutent en 1989, juste avant la chute du mur de Berlin. A priori, le héros est plus cinéaste qu’écrivain. Sa caméra et ses cassettes sont des éléments importants du récit et le titre même du roman fait allusion aux diverses possibilités techniques de ses appareils, pause, avance rapide ou retour en arrière. D’un autre côté, le livre se réfère plus ou moins explicitement à Robert Musil et Thomas Bernhard, illustres prédécesseurs de la même nationalité que Robert Menasse et son héros (et aussi à Proust).

Au début, Roman est à São Paulo. On ne sait pas qu’il va rentrer après une nouvelle lettre de sa mère. A priori, tout l’exaspère chez sa génitrice, à commencer par son emploi ridicule du vocabulaire le plus courant et le diminutif jugé grotesque dont elle l’affuble (« Romy »). Qu’elle parte vivre à la campagne avec un jeunot apparaît cependant le pire. Et pourtant. « C’était d’ailleurs lui qui, en racontant cette incroyable histoire, l’avait rendue crédible. En fait, tous ceux à qui il la racontait se mettaient à l’adorer [sa mère, ndlr], contrairement à son intention de départ. […] Avec un désarroi croissant, Roman prenait note de l’enthousiasme et de l’admiration, ou du moins du mérite que l’on attribuait à chaque fois à sa mère. Les adjectifs grotesque ou dément disparurent bientôt de son récit. Puis, pratiquement à son insu, les termes comme originale, courageuse ou indépendante finirent par évoquer le personnage de sa mère. À la fin, il ne savait même plus si c’était la vérité, le fruit de son imagination, une caricature ou bien une légende qu’il racontait. Au fil de ses descriptions, il avait été contraint de modifier l’image qu’il avait de sa mère. Une nouvelle image d’elle s’était réellement formée : il se mit à être fier de sa mère, non pas de ce qu’elle faisait et continuait de faire, mais fier de pouvoir en parler, et de savourer ainsi les effets de son récit. » Une phrase de Franz-Joseph Czernin est en épigraphe de ce premier chapitre : « Quand nous croyons reconnaître quelque chose, c’est simplement que nous sommes particulièrement distraits. »

Les flash-backs épistolaires de Roman à propos de son père mort apportent la même duplicité – à savoir la même clarté double. Le père était juif et souhaitait manger selon les règles, attentif en particulier à ne pas dévorer l’agneau dans le lait de sa mère. La mère, pour sa part, tenait ce rituel pour « une aberration ». Pour faciliter les choses, le père achetait deux services de vaisselle. « Mais le plus grotesque dans tout ça, c’était que les deux services étaient rigoureusement pareils. » De telle sorte que le père ne pouvait être sûr de rien. Et, quand le moment venait de racheter de la vaisselle, il rachetait deux services identiques. « S’il avait pu les différencier et constater par conséquent que tout était en ordre, il aurait retrouvé sa peur, mais cette fois sans savoir de quoi il aurait peur. » Quatre vers de Jenaro Talens sont en épigraphe de ce deuxième chapitre (le roman en compte trois) : « Je me souviens / du chant du merle dans le jardin. / Mais était-ce bien lui qui chantait ?/ Je ne pouvais me le rappeler. » Ajoutons, à propos de la nourriture, qu’à la suite d’un pari sa mère tente de faire manger au maximum Roman qui s’y refuse. « Autant dire que nous jeûnons tous, assis autour d’une table qui pourrait nourrir un régiment. »

Roman est le héros du roman mais nullement de l’intrigue. Ou, plutôt, c’est en en devenant l’auteur qu’il y acquiert le titre de personnage. Machine arrière est aussi bien consacré à la politique locale de Komprechts. König, le maire, se voit contraint à faire appel à sa manière à l’écologie pour pallier la crise industrielle au village. L’aspect satirique de l’écriture de Robert Menasse se donne libre cours dans ces scènes lamentables et assez drôles. Il s’avérera que les vieilles légendes ont encore une malheureuse efficacité sur les gamins de la fin du siècle dernier. L’agrandissement des maisons du village en L pour mieux accueillir les touristes donnera au village vu d’en haut l’aspect de quelque chose d’innommé tant il est innommable et qui semble bien être une croix gammée. Un écrivain amateur va se retrouver aux prises avec la police parce que la littérature est susceptible d’une infinité de malentendus. Ceux qui visionnent les cassettes de Roman sont étonnés devant la dernière. « Mais qui vous dit qu’il a effacé quelque chose ? Il s’était peut-être tout bonnement arrêté de filmer. Il en avait peut-être marre de galoper tout le temps avec son caméscope. Il est peut-être, comment dirais-je, sorti de son cauchemar. Il s’est peut-être réveillé. Et c’est pourquoi il a simplement écrit sur sa dernière cassette vierge le mot FIN. »