Livres hebdo, 4 mars 2005, par Jean-Maurice de Montremy

Harms, l’homme de verre

Verdier édite les Œuvres en prose et en vers de Daniil Harms. Le plus novateur des poètes russes fut brisé par le stalinisme.

« Il faut écrire les vers de telle façon qui si on lance le poème contre une fenêtre la vitre vole en éclats. » Comme toujours, Daniil Harms (1905-1942) écrit bref et vise net. Cet art poétique express correspond à son goût pour l’équation détraquée, pour la logique sur pattes d’allumettes et pour les comptines, vives comme l’électricité, bondissantes comme l’enfance. On y trouve surtout l’image de la fenêtre, au cœur de sa géométrie poétique. La fenêtre, c’est le templum des augures romains, le cadre qu’ils découpaient dans le ciel pour voir quels signes les dieux allaient y manifester.

Remarqué dans les années 1920 pour ses apparentes excentricités et son activisme de l’absurde – un dadaïsme d’ennemi de classe –, dit la critique officielle, Daniil Harms fut rapidement marginalisé, mis au ban de l’Union des poètes (qu’il qualifia d’écurie et de bordel). Il gagna encore, un temps, sa vie comme rédacteur pour revues d’enfants, y produisant des poésies, des saynètes et de courts récits d’une élégance déjantée, toute mathématique. Du pur Daniil Harms, à vrai dire. Le jeune lecteur était un autre lui-même.

En 1931, on l’arrête. Relégué jusqu’à l’automne 1932, il survit, presque incognito, dans les milieux plus ou moins cachés de l’avant-garde, transformant son école, 1’oberiou (l’Association pour un art réel) en « Cercle des savants peu savants ». Arrêté en 1941, pour « propos défaitistes », il passe à l’hôpital psychiatrique et meurt le 2 février 1942. De son vrai nom, il s’appelait Daniil Ivanovitch louvtchakov, fils d’un officier de marine devenu bagnard et profondément croyant. Il avait choisi comme pseudonyme « Harms », à partir de l’anglais harm (le mal fait, ou subi), ce qui relativise l’image de joyeux mystificateur forgée dans ses débuts.

Quasi oubliée sauf par les enfants son œuvre n’a reparu qu’en 1988, faisant l’objet en France de publications fragmentaires, notamment chez Bourgois. L’imposant volume des Œuvres en prose et en vers proposé par Verdier permet donc de prendre l’exacte mesure d’un écrivain exceptionnel, posant de diaboliques difficultés à son traducteur. Mais Yvan Mignot semble aussi joueur, en ce domaine, que Daniil Harms, transposant ses rythmes, ses coq-à-l’âne, ses glissements de sens et ce théâtre de l’absurde qui, par certains points, annonce Ionesco, Dubillard ou Tardieu.
Si la préface de Mikhaïl lampoiski se lit parfois difficilement, l’ensemble de l’édition (notes, table, éclaircissements) est de haute qualité. Y figure en particulier un utile répertoire des nombreuses personnes gravitant dans l’univers du poète. Ce qui permet de retrouver la Russie folle de Khlebnìkov, Jakobson et autres Kandinsky.