Tageblatt, mars 2009, par Laurent Bonzon

Un témoignage autobiographique : La colline Chalamov

Ville de réfugiés où circulent les idées progressistes, Vologda est aussi la ville de Varlam Chalamov, l’écrivain russe qui aura passé plus de vingt ans au goulag et en aura rapporté ses fameux Récits de la Kolyma. La Quatrième Vologda, un récit d’enfance au goût très amer.

Varlam Chalamov lit à table, et c’est à peu près la seule fantaisie que son père, chef de famille incontesté et pourtant contestable, lui autorise. Alors plutôt que la cuisine de sa mère, qui elle aussi se soumet à la volonté paternelle et semble vivre en quelque sorte contre–nature, le jeune garçon dévore des livres de toutes sortes, tout au moins ceux – trop rares à son goût – qu’il parvient à se procurer. Nous sommes à Vologda, 400 km au nord de Moscou, peu avant la révolution bolchevique. Le jeune Chalamov n’a pas encore dix ans. Il est autorisé à lire, certes, mais pas n’importe quel livre : « Mon fils doit lire Kant et Schelling ! […] et non Ponson du Terra il et Conan Doyle ! »

Étrange homme que le père de l’écrivain, prêtre orthodoxe, personnage autoritaire, dogmatique et suffisant, qui aime la chasse et la pêche, déteste le tsar, idolâtre son fils aîné, Serguei – forte tête douée pour les armes et la bagarre –, a en horreur la poésie, le bavardage et la santé fragile de Varlam, le petit dernier. Ce père, qui piétine le destin de ses proches, finira par mourir aveugle, dans la misère la plus totale, en 1934, après une longue dégringolade faisant suite à la Révolution – « L’année 1918 a marqué l’écroulement de notre famille. »

Malgré la soumission à son père, le très jeune garçon est déjà un graphomane, brillant écolier, passionné par le théâtre et la poésie, enfermé dans une vie, une ville, un monde, qui ne le satisfont pas : « Je me suis toujours senti à l’étroit partout. Je me sentais à l’étroit sur le coffre où j’ai dormi enfant pendant des années, je me sentais à l’étroit à l’école, dans ma ville natale. Je me sentais à l’étroit à Moscou, à l’université. Je me sentais à l’étroit dans la cellule d’isolement de la prison de Boutyrka. »

Dans le récit autobiographique émouvant et quelque peu décousu qu’est La Quatrième Vologda – la sienne, celle qu’il recrée –, Varlam Chalamov raconte avec sobriété et une extrême retenue sa jeunesse, l’amour de sa mère, la dureté de son père, la dureté des temps révolutionnaires pour les hommes qui avaient été religieux tout comme pour leurs descendants : refus de verser les pensions, perquisitions arbitraires, cohabitation forcée, interdiction de faire des études…

« Une tempête de forces ténébreuses s’était déchaînée, elles ne pouvaient être ni apaisées ni assouvies. » Avec d’autres, la famille de Chalamov fut balayée. Enfant sombre, adulte obstiné, Varlam résista plus que d’autres.