La Limite de l’oubli, entretien avec Sergueï Lebedev, par Luba Jurgenson

Comment votre travail de géologue vous a-t-il confronté à la mémoire des camps ?

L’URSS était un empire bien différent des autres, notamment par la situation très particulière de ses frontières symboliques. Ces dernières ne correspondaient pas à celles de l’État, elles étaient situées à l’intérieur et non à l’extérieur. Un ensemble de territoires de l’Extrême Nord et de l’Extrême Orient faisant officiellement partie de l’État soviétique, ne serait-ce que parce qu’il était coloré de rose sur la carte politique, n’était pas perçu comme tel par la majorité des gens : il n’était pas intégré à leur imaginaire géographique. Ces espaces étaient en réalité complètement sauvages : le Goulag, un empire dans l’empire, a servi à leur mise en valeur, une colonisation intérieure en réalité. Je crois savoir que des topographes détenus ont grandement contribué à ce que ces territoires éloignés soient cartographiés, qu’ils deviennent des territoires au sens propre, au sens que la culture confère à ce mot.
Soljenitsyne a présenté cet espace comme un archipel : trouvaille d’une parfaite justesse non seulement à cause de la rime visuelle (en russe « Arkhipelag Goulag »), mais aussi parce que le paysage qui abritait les camps pouvait être décrit comme une « mer de taïga » : c’est ainsi qu’une chanson soviétique populaire sur les explorateurs désignait ce no man’s land. La civilisation est arrivée dans ces régions sous forme de baraquements du camp. Lorsque le Goulag fut démantelé, il laissa, au milieu de nulle part, cette Atlantide concentrationnaire qui n’était pas rattachée à une topographie précise comme, par exemple, les camps allemands que nous connaissons d’après les noms des lieux : Mauthausen, Dachau, Auschwitz…
Les camps soviétiques restèrent anonymes dans ce sens, ils n’ont pour nom que ceux des agglomérations concentrationnaires, des régions entières dévolues aux camps. Et ils demeurent anonymes dans ces régions désertées par l’homme.
Au cours des années 1990, nous avons examiné des gisements abandonnés portés sur de vieilles cartes géologiques ; nous découvrîmes alors, à notre grande surprise, que nous avions sous nos pieds le sol de cette Atlantide. Il n’était indiqué nulle part que ces gisements avaient été explorés uniquement par des détenus, nous nous en rendîmes compte déjà sur place, en trouvant des ruines de camps. Cela paraîtra naïf, mais pour moi c’était inconcevable : on était, mettons, en 1996, le pays avait déjà fait peau neuve, les communistes venaient de perdre les présidentielles, et pourtant, il existait des vestiges de camps qui n’intéressaient personne, comme si cela ne nous concernait pas.

Qu’est-ce qui vous a amené, vous, à y prêter attention ?

Le sentiment que j’étais un témoin. J’aurais pu ne rien voir de tout cela, dormir tranquille, vivre ma vie. Mais il se trouvait que, sans avoir cherché à voir cette réalité, je l’avais vue. Quelque chose d’étrange s’était ouvert à moi alors que, dans ma tête d’alors, il n’existait pas de langage pour le dire. Je me souviens de ce moment où nous survolions en hélicoptère la république de Komi qui avait abrité de nombreux camps. Tout s’est condensé en un instant : les cheminées de la centrale thermique rayées comme les uniformes des prisonniers des camps nazis, les nuages maussades, les milliers de troncs destinés au flottage et abandonnés sur les bords du fleuve, la taïga qui s’ouvrait soudain toute entière sur des dizaines de kilomètres : l’ensemble était comme une phrase musicale d’une symphonie qui m’était adressée, comme une graine que j’aurais avalée. Je crois me souvenir, à moins que ma mémoire ne me joue des tours, que je me suis alors retourné pour voir si mes camarades avaient ressenti quelque chose de semblable. Il m’a semblé que ce n’était pas le cas, que j’avais été le seul destinataire de cette parole. Ou le seul à l’avoir entendue.
Par la suite, une bonne dizaine d’années plus tard, après avoir abandonné la géologie, j’ai emménagé dans l’appartement de ma grand-mère, morte deux ans auparavant. Avant moi il avait été occupé par un locataire qui en avait légèrement modifié l’apparence, mais dans l’ensemble, les pièces avaient l’aspect d’un mémorial. Ma grand-mère était une personne bien soviétique, elle avait des éléphanteaux en marbre sur la commode, du parfum « Moscou rouge », elle n’avait pas laissé les temps nouveaux pénétrer dans sa maison. Je pénétrais donc, pour ainsi dire, dans le règne de l’anachronique. Et ce fut comme un appel, un fil d’Ariane : j’eus envie de prendre part à ce monde, rétrospectivement.
Je me mis à trier les papiers, une grande quantité de vieux papiers conservés dans un sac en plastique.
Ma grand-mère s’était mariée deux fois. Son premier mari, mon grand-père, mourut dix ans après la guerre. Je savais qu’il avait été officier dans les troupes blindées, qu’il avait fait la guerre, qu’il était allé jusqu’en Allemagne. Son second mari décéda lorsque j’avais six mois. Je ne savais presque rien de lui. Son héritage se réduisait à des cannes à pêche, une chaise pliante en tissu, toujours pour la pêche, des chapeaux de paille. J’avais beau essayer d’inventer une histoire à partir de ces objets, cela ne donnait rien.
À la maison, on gardait une boîte à chocolats contenant des décorations et des médailles : l’ordre de l’Étoile rouge, l’ordre du Drapeau rouge et d’autres, dont je ne me souviens plus. J’étais persuadé qu’elles avaient appartenu à mon grand-père, le tankiste. Qui d’autre aurait pu faire valoir tant de hauts faits ? Ces décorations avaient contribué à forger ma perception du rapport entre l’acte et la rétribution : elles étaient la gloire matérialisée, des actes concrétisés. Petit, j’avais parfois l’impression qu’elles pesaient davantage que moi. L’héritage de Thésée si l’on veut, un don du passé.
Quelle ne fut ma surprise lorsque j’appris, en lisant ces papiers, que mon grand-père n’avait été décoré que d’une médaille, « Pour la victoire sur l’Allemagne » ! Tous ceux qui avaient fait la guerre y avaient eu droit. Les magnifiques décorations appartenaient au second mari de ma grand-mère dont le livret militaire spécifiait qu’il n’avait pas pris part aux combats. Cet homme, qui avait travaillé successivement à la Vétchéka, au NKVD, au MGB, organes répressifs soviétiques, avait pris sa retraite avec le grade de lieutenant-colonel ; deux de ces décorations lui avaient été attribuées en 1937, l’année de la Grande Terreur.
Je tenais ces documents entre mes mains, complètement désemparé. Ma grand mère était morte, tout comme ses deux maris. Il n’y avait personne auprès de qui m’informer et puis, quelle question poser ? Mais je ne pouvais pas ranger ces papiers dans leur enveloppe sans rien faire. Après tout c’était ma vie, mes croyances…
C’est cette sensation qui devint le point de départ de mon roman.

Comment pensiez-vous alors votre rôle dans la littérature russe, la nouvelle façon d’envisager les notions de « crime et châtiment » ?

Ici, nous nous aventurons sur un sol très glissant, celui du langage, des termes qui demeurent flous. Dans le contexte de notre discussion, le « crime », c’était quelque chose qui tombait sous le coup de l’article 58 (délits « politiques »), puis le châtiment suivait, sans guillemets, lui.
Deux réalités événementielles contiguës apparurent.
La réalité des « crimes », c’est-à-dire, des décisions juridiques prises par rapports à des événements souvent inventés de toutes pièces par les instances répressives : une réalité fantasmagorique, fictive, diabolique.
Et celle des châtiments : peines, décès, destins détruits : une réalité réelle.
Par la suite, il s’avéra que les « crimes » étaient le résultat d’une erreur judiciaire. Les inculpations furent annulées, les personnes réhabilitées. Logiquement, le châtiment devait être, lui aussi, considéré comme une erreur. Mais on ne saurait annuler un châtiment, ni déclarer qu’il n’a pas eu lieu. Étant donné l’ampleur des répressions, nous voilà devant un tableau terrifiant, une déformation monstrueuse de l’existence : des millions de châtiments sans crime. Ce n’est pas une chose que la raison peut assimiler facilement.
Il faut trouver une langue pour le dire.
Tenez, nous parlons de répressions, et quels verbes, quels noms utilisons-nous ? Arrêté, condamné, fusillé, accusé… Jugement, verdict, peine… Les excuses du type « injustement », « sans fondement », « suite à une fausse accusation » ne résolvent rien. La langue possède une grande inertie de sens qu’il faut sans cesse freiner, retravailler, car elle laisse entendre que tout ce qui se passait était juste, car telle est l’essence des notions comme « loi », « verdict », « arrestation » etc. Ces notions semblent en quelque sorte se délivrer à elles-mêmes un certificat d’authenticité. En parlant, nous continuons d’actionner toujours le même hachoir, alors même que nous voulons faire le contraire.
Ma tâche consistait à comprendre que le crime – sans guillemets – résidait précisément dans le châtiment, dans l’appareil répressif, et à fixer cette vérité au moyen du langage.

Comment penser justement les questions de la mémoire du Goulag par rapport au problème de la langue ?

Pour commencer, je donnerai un exemple.
Sur la péninsule de Kola, près de la ville de Kirovsk, on voit des vestiges d’un camp. Ils se situent tout près de la ville, dans une vallée où les gens vont cueillir des champignons et des baies. La première chose qui vous passe par la tête lorsque vous vous y trouvez : « Il devrait y avoir un monument ». Et la deuxième, tout aussi claire : c’est impossible.
Pourquoi ? Parce qu’on a l’impression que ce sera un signifiant pur, sans signifié.
La mémoire des camps s’est trouvée enfermée en quelque sorte dans le ghetto de la littérature. Elle y a été reléguée, exilée : un piège dont personne ne s’était aperçu.
Un livre placé sur une étagère est quelque chose d’intime, de caché, de personnel ; un monument renvoie à l’événement tout autrement, c’est un phénomène public. Et ce n’est pas un hasard si l’État tient à son monopole sur ce territoire symbolique : écrivez ce que vous voulez, mais nous ne vous permettrons pas d’ériger de monuments.
Alors, la littérature se retrouve dans une situation où elle doit remplacer tous les autres genres artistiques qui, eux, demeurent muets. Et il ne s’agit pas seulement d’art : dans ce domaine du passé, les gens n’ont toujours pas de langage pour réfléchir au destin de leurs aïeux. Ils ont avalé leur langue au propre et au figuré.
Le monde dans lequel ma génération a grandi s’est construit comme un système de silences. Un être entre dans le monde avec une présomption selon laquelle les adultes vivent de manière honnête : ils peuvent se tromper, ils peuvent ignorer quelque chose, mais dans leur erreur ou ignorance ils sont de bonne foi.
Nous, nous ne savions pas qu’il existait quantité de choses exclues de la sphère des discussions : en fait, c’est sur ces silences que le sens de nos vies était bâti. La sémantique du silence se ramifiait à l’infini, elle était presque à elle-même une langue, une langue dans laquelle tout le monde se taisait et où l’essentiel demeurait caché dans les interstices, entre les lignes  : cette mutité était chargée d’une intonation qui fait naître des nuances très subtiles, des nuances qui revêtent une signification pour celui qui parle cette langue du silence.
On peut comparer ce silence à une compétence acquise qui s’est « incarnée », a pris un aspect personnel, qui peut donc muter pour devenir une propriété de la personne. Le silence finit par rendre taciturne, le phénomène se mue en propriété et on ne sait plus remonter aux raisons réelles qui l’ont fait apparaître.
Ce silence engendrait un système complexe de stratégies de substitution et de redistribution des fonctions et des sens. Car un phénomène ou un fait dont on ne peut pas parler doivent être compensés par une parole déplacée vers d’autres sujets. Bien des choses et des phénomènes n’étaient là que par substitution, pour empêcher que ça émerge.
En ce qui concerne l’expérience des camps, nous y sommes toujours, ce champ n’a pas été « désensorcelé ». Il nous appartient de le faire.

Est-ce à ce titre que votre livre est important pour votre génération en Russie ?

Je ne suis pas certain qu’il soit important précisément pour ma génération. Mon livre, c’est une petite partie du travail que la génération de mes parents n’a pas fait. Les gens de mon âge pensent souvent que ce n’est pas la peine de lire des livres sur le Goulag, cela gâche le beau spectacle du monde. Mon éditrice russe m’avait conseillé, par exemple, d’enlever le mot Goulag de la quatrième de couverture : «  pour ne pas faire peur au lecteur ». Mais je ne me plains pas, je pense que le texte agit par le seul fait qu’il existe.

Comment le lit-on aujourd’hui en Russie ?

Comme un livre sur le passé. Personne ne s’est confronté au passé, mais tout le monde s’en est lassé. Nous vivons une époque de lassitude mentale. Avant d’entreprendre quoi que ce soit, par exemple, la lecture d’un livre, on demande trois fois : Qu’est-ce que cela va m’apporter ? Qu’est-ce que je vais en retirer ? Les temps sont difficiles et les gens commencent à économiser leurs forces. Or, ce livre a été conçu pour un lecteur tout autre.

Quelle place occupe-t-il dans votre projet d’écriture ?

Il m’a donné une clé, m’a permis de comprendre que dans l’histoire du XXe siècle russe, honnêtement, il n’y a aucun point d’appui. Chaque témoignage risque de dévoiler des abîmes de l’innommable, chaque preuve peut se révéler fausse : le moyen d’investigation le plus précis, le plus sûr, c’est le roman. Le roman se construit par lui-même, il rejette ce qu’il y a de faux, il dévoile ce qui est caché, il relie ce qui a été brisé, il rétablit les chaînons manquants. C’est ça, l’idée.