La Liberté, 31 août 2013, par Alain Favarger

Le couple, éternelle page blanche

Dans un roman d’une puissante coulée narrative, l’écrivain français autopsie sa relation au couple en la croisant avec celle d’un musicien de la Belle Époque.

Sous le label des éditions Verdier, que hante dans le domaine français l’écriture ciselée de Pierre Michon, Emmanuel Venet a déjà publié deux ouvrages, Précis de médecine imaginaire en 2005 et, l’année suivante, un portrait de Jacques Ferdière, le psychiatre d’Antonin Artaud. Il nous revient aujourd’hui avec Rien, une sorte de roman double sur l’inépuisable dramaturgie du couple.
Faussement mince, le livre se présente sous la forme d’un jet romanesque nerveux, d’un seul tenant, sans paragraphes ni division en chapitres. Adepte de la plus haute densité narrative, Emmanuel Venet nous invite à partager une assez étonnante expérience de lecture. D’emblée le narrateur nous entraîne à Nice, dans une chambre du Negresco, où il a convié Agnès, sa compagne, à célébrer les vingt ans de leur couple. Un jubilé mérité, puisque leur lien semble avoir résisté « à ce qui érode, sépare et altère les amants du premier soir ». Le luxe entourant cet anniversaire tient pourtant un peu du trompe-l’œil. Car si les gestes sont toujours habiles, les peaux réceptives, jusqu’au plus secret de leurs grains, l’ombre de vieilles brouilles et autres rancœurs n’est jamais loin.

Le prétendu amour

Assez vite, pourtant, le roman dérive sur autre chose, qui est proche malgré tout des questionnements initiaux du narrateur. « Pourquoi nous nous faisons tant de tort, nous autres humains, lorsque nous prétendons nous aimer » ? Universitaire, passionné par le monde de la musique, le narrateur a passé beaucoup de temps à décortiquer la vie et l’univers intime d’un compositeur oublié, un certain Jean-Germain Gaucher. Pur produit de l’imagination de l’auteur, cet as de l’opérette et du vaudeville se serait fait un nom sur diverses scènes, avant la Grande Guerre, tout en animant La Pagode enchantée, un cabaret très léger, au cœur de Pigalle.
Le premier grand succès musical de Gaucher semble d’ailleurs avoir eu pour cadre un théâtre de Nice. Et ce n’est pas sans raison que le narrateur a choisi le Negresco pour son escapade avec Agnès. Jean-Germain Gaucher aurait lui-même fréquenté les salons de ce palace, la dernière fois peu avant son suicide en 1924. Pendant longtemps, de manière très réussie, le roman se focalise sur la figure et le destin tragique du compositeur. Histoire d’un homme venu d’un trou de province à l’asphyxiante langueur. Comme dans un roman de Balzac, le héros monte à Paris, trouve les bons mentors, les muses alertes et dévouées.

Le miroir des doutes

Promu violoniste de variétés à Montmartre, il nourrit d’autres ambitions, veut percer grâce à la composition, l’opérette, la parodie, mais aussi le registre noble, comme avec ses « Cinq poèmes symphoniques » inspirés des Illuminations de Rimbaud. Coureur, noceur pilier de taverne, Gaucher n’en finit toutefois pas de gâcher son talent.
La démesure du personnage, ses amours véhémentes, voire rocambolesques, sa propension à l’échec offrent au narrateur le miroir de ses propres doutes. Lui qui en vient à presque mieux connaître la biographie du musicien que la sienne se penche à son tour sur les impasses de son univers. Comme sa relation, plus brinquebalante et masochiste qu’il le pensait, avec Agnès. Avec, comme corollaire, la médiocrité du monde universitaire dans lequel il évolue lui-même. Où il n’affiche aucune ambition, alors que l’agitation de ses collègues lui paraît relever autant de la vanité que de la cuistrerie.
Tout le roman oscille ainsi entre deux pôles. D’un côté, l’effervescence de la Belle Époque avec bientôt la césure de 14-18, transformant cabarets et hauts lieux du french cancan en claques à la petite semaine. De l’autre, l’infinie tristesse du monde contemporain vivant sous la tyrannie d’un hédonisme frelaté. Comme celui qui pousse des hordes « d’Occidentaux suralimentés, addictifs et moutonniers » à sauter d’un avion à l’autre pour aller souiller « des lieux paradisiaques d’où ils ramèneront à la fois leur ignorance intacte et le même album de photos ».

Faillite morale

On sent chez Emmanuel Venet une colère à fleur de peau contre la faillite morale d’un modèle de civilisation ivre de ses propres mythes et stéréotypes, qui transforme tout, des guerres jusqu’aux famines, en spectacle et fait des pires mufles, ses vedettes. En comparaison, le monde de 1900 n’était certes pas idéal, mais il offrait quelque panache à la trajectoire des rêveurs mélancoliques comme Jean-Germain Gaucher, le musicien excentrique qui « a souvent cru trouver dans l’étreinte un remède à l’absurdité de vivre ».