L’Humanité, 26 février 2009, par Alain Nicolas

Le terrier des rêves

Quête – où il est question de partir à la recherche d’un disparu lui-même à la recherche d’un disparu. Une fiction aux limites de l’onirisme.

Elle passe par la Mongolie, forcément. La terre des chamans, le pays sans mer, l’impasse du monde dont on ne peut sortir que par le rêve. La Mongolie qu’on appelle si paradoxalement « extérieure » ne serait-elle pas l’ailleurs dont la littérature, souterrainement, a fait son horizon ? On serait tenté de le croire, à suivre Christian Garcin dans ce livre étrange, prolongement plutôt que suite au Vol du pigeon voyageur et à la Jubilation des hasards. On y retrouve Eugenio Tramonti, journaliste marseillais à la Voix du Sud, personnage des deux romans précédents, qui poursuit sa longue dérive vers l’est. Retrouver, une façon de parler : Tramonti, cette fois, a bel et bien disparu, en Mongolie. Il y était parti à la recherche de son ami le géologue russe Evgueni Smolienko, dont il était sans nouvelles. Et c’est Rosario Traunberg, un Franco-Argentin de Marseille, qui va, lui aussi, suivre cette double piste. À la recherche d’un disparu lui-même à la recherche d’un disparu le vertige saisit le lecteur, au moment où il commence à prendre conscience du piège narratif dans lequel il est tombé. Où va-t-on s’arrêter ? Combien de disparitions vont ainsi s’enchâsser les unes dans les autres ?

Le dispositif conçu par Christian Garcin est à la fois plus simple et plus compliqué. Il ne va pas jusqu’au bout de la logique brutale des récits inclus à l’infini dans les récits. Mais il installe entre eux, et d’autres qu’il suscite chemin faisant, des passages autrement plus subtils. Entre steppe mongole et cités chinoises, entre les villages de yourtes autour d’Oulan-Bator et les rives du lac Baïkal, dans cet espace qui s’étend du Tibet à la Sibérie, chamanisme et bouddhisme lamaïque pétrissent la matière humaine en des états modifiés de conscience. Dédoublements, dissociation âme-corps, communications avec des esprits et des animaux, réincarnation, autant de postures génératrices d’histoires qui, à tout prendre, ne se distinguent pas tant que cela de ce que fait la littérature.

Ainsi, autour du « pisteur » principal s’agrège un étrange Chinois qui dirige ses rêves et élabore des fictions écrites, clairement littéraires. Il est flanqué d’une sœur lectrice fanatique de Jane Austen, Thomas Hardy, Charles Dickens et de la littérature classique anglaise en général, et qui lui suggère de la prendre pour modèle. Peu à peu, une équivalence s’établit entre héros romanesque et personnages totémiques d’épopées animalières, tel ce « loup des steppes » dont les apparitions rythment le récit. Le roman de Christian Garcin glisse avec aisance d’un niveau à l’autre, emprunte au passage des personnages à d’autres auteurs (Antoine Volodine, Éric Faye, Thierry Hesse) et, si l’exposé de sa composition peut apparaître complexe, il ne rend pas compte de la fluidité de la lecture, surprenante sur un matériau en apparence aussi hétérogène. Malgré excursions et digressions, la narration progresse vers un but final clair et les repères nécessaires au lecteur sont là, qui le recalent quand la « piste » de lecture se fait moins nette.

Et le thème du terrier, récurrent depuis les romans précédents, creuse dans « la piste mongole » des galeries qui mettent en communication tous les éléments du récit, et ceux-ci avec la littérature et toute la mémoire archaïque de l’humanité. On trouve sous terre un grand-père mort et réincarné, un géologue enseveli, une étrange momie. Rappels kafkaïens, le Terrier et la Métamorphose constituent en effet les figures unifiant le roman. Elles peuvent même être considérées comme centrales dans l’œuvre de Christian Garcin, cet écrivain trop discret qui peu à peu se taille avec son originalité une vraie place au sein de la littérature française.