Indications, mai 2006, par Eddy Vannerom

Dans le flux mêlé des jours…

Tenir un journal. Enregistrer, afin qu’il en subsiste une trace, le cours ordinaire des choses et le clair obscur de notre existence. Tenter d’en comprendre le sens et même quelquefois, de fixer sur la blancheur neutre d’une page ce que le versant nocturne de notre vie nous donne à voir, avant que le souvenir de nos rêves ne nous file entre les doigts. Nombreux sont ceux qui dans le passé s’y sont essayés. Et aujourd’hui encore, d’autres s’engagent dans cette entreprise qui, toujours, s’inscrit dans la course irrésistible du temps, en détermine les étapes et semble vouloir conjurer la mort.

En 2003 déjà, la revue Théodore Balmoral avait publié, sous le titre « Jours de juillet », quelques pages du journal de Pierre Bergounioux. Elle nous en révélait ainsi la tenue, la teneur et l’importance. Importance confirmée aujourd’hui par la parution aux éditions Verdier de l’impressionnant Carnet de notes qui couvre sur près de 950 pages, les années 1980 à 1990 qui ont vu naître l’œuvre que l’on sait.

À l’inverse des « mémoires » qui déploient force d’imagination et parcourent les chemins qui mènent de l’oubli aux retrouvailles, le « journal » tente de saisir, de rapporter succinctement ou de détailler avec exactitude, l’évènement présent même si les heures qui séparent la réalité de la relation écrite qu’on en fait, établissent déjà une distance, un écart entre la chose qui fut et nous qui sommes encore à y songer. Mais c’est d’une manière bien différente, par un versant plus proche de l’immédiateté que ne le ferait tout autre travail littéraire que la rédaction d’un journal tente d’opérer sur la mémoire et donc sur la conscience « La mémoire défaille ou affabule. Il faut saisir, dans le flux mêlé des jours, les instants fugaces qui furent événements, asseoir sur un soi plus ferme la conscience de soi, rendre sens et forme à la vie. » (Carnet de notes, 9.5.1982). « Ce cahier parce que je sens que s’effacent à peine posées, les touches légères que confèrent aux heures de notre vie leur saveur, leur couleur. Il ne subsiste plus, avec l’éloignement que des blocs de quatre ou cinq années teintées grossièrement dans la masse. J’aimerais bien avoir conservé quelques lignes du temps d’avant – d’avant la conscience du monde et de soi, de la fièvre et de l’urgence, de la certitude de mourir. Mais c’est parce qu’elles m’étaient épargnées que je n’ai pas éprouvé le besoin de rien noter. » (16.12.1980). Aurions-nous, il est vrai, encore tellement à écrire si nous n’étions confrontés à l’impermanence des choses et de nous-mêmes ?

Un journal d’écrivain peut être le terreau d’une œuvre. Mais il peut aussi en être le socle. Non pas de cette sorte de socles dont nous ont habitué nos musées d’art ancien et qui ne servent que de support à l’œuvre, mais un socle qui soulève, impulse force et tension à l’œuvre dont il fait dès lors partie intégrante. Et nous ne pourrions trouver de meilleurs exemples que dans la sculpture africaine, art que connaît très bien Pierre Bergounioux alors que lui-même sculpte le bois, soude métaux et ferrailles : « Dans certaines sculptures africaines, la relation sculpture-socle et la transmission subtilement modulée des forces du sol vers le sommet peuvent être tout à fait semblables. »

Et il est des journaux qui sont de cette nature, celui, célèbre entre tous, de Franz Kafka, ceux d’Ernst Jünger ou encore celui plus discret de Miguel Torga, qui par leurs qualités, leur contenu ont acquis une place si essentielle dans l’œuvre littéraire qu’on ne saurait les en séparer, les ignorer ou considérer leur rôle comme accessoire. Car bien des récits n’auraient sans doute jamais été écrits s’ils n’avaient bénéficié de ces notes et de ces textes qui accompagnent au jour le jour l’œuvre en cours et suscitent la transmission entre ce que l’écrivain porte hors de lui, en donnant sens et forme concrète à ce qu’il lui semble pouvoir retenir de sa vie et de ce qu’il éprouve du monde qui l’entoure – c’est-à-dire en les objectivant – et de ce qu’il en confiera quelques fois après coup, par un travail autrement mené sur la langue, à la part littéraire, fictive ou non de son œuvre. Travail autrement mené car la matière d’un journal peut quelquefois, par sa concision, n’apparaître que livrée de manière sommaire, brute, élémentaire. On garde encore en mémoire ces indications laconiques qui ne cessent de surprendre et qui figurent dans le journal de Franz Kafka, à la page du 2 août 1914 : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine ».

Mais les journaux d’écrivains que nous pouvons considérer comme des références – et celui de Pierre Bergounioux en fait partie – ont cette double propriété, celle de jouer un rôle de transmission et celle d’être de qualité semblable à l’œuvre qu’ils précèdent, qu’ils accompagnent ou qu’ils assistent.

Lorsqu’on écrit comme on vit, sur le fil du temps qui court, il en ressort une tension haute et permanente qui traverse toute l’œuvre. L’espace du journal n’échappe évidemment pas à cette pression exercée par le temps. C’est le récit d’un homme qui mène sa vie à une cadence effrénée, ressentant comme un véritable déchirement l’immobilité qu’exigent l’étude, la lecture et l’écriture d’une part et le désir qu’il éprouve d’autre part de connaître le mouvement vif de la vie, la vraie, la sauvage celle des pêches, des chasses subtiles et des flâneries rêveuses dans les bois. Tenaillé, Bergounioux l’est entre tout ce qui l’occupe, prend du temps, le sien, celui qu’il destinerait un peu plus s’il le pouvait « à l’harassante tâche de percer la confusion qui nous environne, d’extorquer leur nom aux choses, aux instants. » (30.3.1985) C’est qu’il s’agit de composer avec la vie sociale, professionnelle, familiale qui apporte son lot d’imprévus, d’intranquillité, de soucis et de bonheurs aussi, il faut de plus, sinon assouvir, du moins répondre à sa soif de découvrir, gogotes, pierres et minéraux, livres en abondance car il lit toujours avec avidité, « avec la même tremblante fureur » (21.12.1980) « qui m’a pris à Limoges, à dix-sept ans, et qui ne m’a plus laissé de repos » (14.12.1981) ; plonger dans les vingt-trois volumes de L’histoire de la langue française de Brunot comme dans L’histoire générale des techniques, la roue à aubes, la turbine, la machine à vapeur de Daumas. Autant de passions, d’objets de curiosité, d’appétit ouvert à la connaissance et qui seront la matière même de récits ultérieurs comme Le Grand Sylvain (Verdier, 1993) ou qui procureront la matière par laquelle s’établira une des plus précieuses qualités des textes de Bergounioux : l’exactitude.

Mais ce témoignage d’un empressement, d’un acharnement, celui d’un guerrier luttant contre un chevalier noir, d’une ténacité exemplaire dans la tâche qu’il s’est assignée d’extraire du sol de la mémoire et des tréfonds de l’être ce qui peut être mis à jour, nommé, identifié, cette narration va se tendre à l’extrême quand elle se verra bouleversée, doublée par la perte d’un être proche, presqu’un frère et qu’on aura exhorté pendant les deux années qu’il vécut dans le coma, pour tenter de le ramener à la conscience des choses et du monde. Entre la vie et la mort, c’est à ce point précis que se tient un journal.