Libération, 20 décembre 2007, par Claire Devarrieux

Bergounioux, la règle du joug

Préférence. Entomologiste de la vie quotidienne, l’auteur de Miette épingle le temps qui passe, pendant que ses enfants quittent leur chrysalide.

Pierre Bergounioux est écrivain. Les années que couvre ce deuxième Carnet de notes le voient publier Miette et La Mort de Brune, d’autres livres encore, chez Gallimard. Il enseigne dans un collège de la région parisienne, sans enthousiasme, mais ses anciens élèves reviennent souvent le voir. Sa femme, Cathy, est chercheur, dans un laboratoire. Ils habitent une maison, à Gif (Essonne), où ils ont effectué eux-mêmes beaucoup de travaux. Ils ont deux fils, Jean, dit « le vieux Cinge », né en 1973, et Paul, dit Bilou, né en 1980. Entre 1991 et 2000, « les petits » sont les marqueurs du temps qui passe. Ils voyagent de plus en plus loin, franchissent examens et concours, ont un vélo, un vélomoteur, une voiture. Leur père « lance » lessives et pot-au-feu, lave les pulls à la main, prépare du riz au lait, s’assombrit au-delà du raisonnable si l’un ou l’autre est momentanément frappé de « liquéfaction intellectuelle ». Jean devient médecin, bientôt il faut aménager le studio de Paul. La tendresse qu’il porte à ses enfants lui a été refusée par son propre père. C’est un des thèmes de son journal. Partie de ping-pong entre Paul et Jean, octobre 1991 : « Ce spectacle a la vertu merveilleuse de me laver de l’humeur funeste que j’ai reçue en héritage. »

Vaillant « greffier » depuis 1980, Pierre Bergounioux consigne la teneur des jours, laissant, pour les siècles à venir, un document sur l’existence quotidienne d’une famille française des classes moyennes. Se trouvera-t-il plus tard un érudit consciencieux pour indiquer dans une note de bas de page que lorsque l’auteur se rend « dans un grand magasin suédois » il s’agit d’Ikea ? Et pour souligner la détermination du styliste à ne pas écrire comme tout le monde qu’il va « chez Ikea » ? La tenue de la phrase n’est jamais prise en défaut, la lutte contre le négligé est devenue une seconde nature. On ne surprendra pas l’écrivain dans son intimité, bien qu’il n’en cache aucun des jalons calamiteux, les échographies, les fibroscopies. Mais il ne les détaille pas. L’espace privé qu’il donne en partage est strictement délimité. Pas de sexe, pas d’anecdote sur le milieu littéraire, où ses amis sont Pierre Michon et François Bon, aucune malveillance, rien qu’une colère de « rousseauiste, bolchevique » pour vitupérer la dégradation des relations sociales ou « cette saloperie de télévision ». La satisfaction du succès grandissant est inexistante ou bien dissimulée. On ignore aussi à quel moment ces notes sont arrachées à la fatigue journalière.

Qu’est-ce qui rend la lecture de ces pages si vivifiante ? La vie est exclusivement vouée au travail, lire, écrire, décision prise à l’âge de 17 ans. Avril 1991 : « Levé à 6 heures. À midi, j’ai couvert mes deux pages et, par un étrange renversement, c’est dans la tension extrême, la sphère séparée, peu respirable, de la réflexion que j’ai trouvé le repos, le contentement qui, partout ailleurs, me fuient. » La mission littéraire est maintes fois définie. Février 1993 : « Jamais autant que cette année le partage n’a été aussi tranché entre la moitié de ma vie que je consacre à la gagner et l’autre, que je passe dans le pays perdu où le plus clair de son sens est enfoui et le restera si je n’essaie de l’arracher à l’ombre épaisse, résistante, dont il est depuis toujours l’otage. » La lutte est de chaque instant. À la mine obscure dont il faut extraire le sens correspond, en chacun de nous, la présence d’un ennemi qu’il faut combattre. Les lecteurs profiteront de la leçon qui s’adresse en priorité à Jean et à Paul. Pierre Bergounioux nomme aussi « puissances ennemies » les nuages noirs qui se sont abattus, dit-il, sur lui et les siens. Les années 1991-2000, clémentes, tissent un cocon de paix à ce drôle d’oiseau si austère, si peu doué pour le bonheur. Sans parler des addictions ordinaires. Des fruits arrosés de vin blanc le conduisent au bord de la syncope. Une « grasse matinée » est à ses yeux nocive, comme l’adjectif qui la désigne.

Sculpteur de bois et de métal, il éprouve moins de « peine » qu’arrimé à sa plume. En « haute Corrèze », dans la maison familiale de sa femme, « la princesse Mandchoue » vénérée depuis l’âge de 14 ans, il soude des « têtes pahouines à coiffe ». Ce doit être africain. Il semble ne faire œuvre de fiction que devant ses tas de ferraille. Les animaux lui plaisent également, en scientifique : « Il a fallu ouvrir la collection d’insectes, recharger de créosote de hêtre les fioles de Sauvinet. » Et, parfois, il débauche son frère : « Aux livres, avec Gaby. »