La Quinzaine littéraire, 16 février 2004, par Bertrand Leclair

Georges-Arthur Goldschmidt, entre deux langues

Entretien avec G.-A. Goldschmidt. Propos recueillis par Bertrand Leclair.

II ne faut pas croire la page « du même auteur » imprimée dans le dernier ouvrage de Georges-Arthur Goldschmidt, Le Poing dans la bouche. Elle est pleine d’oublis et de trous. Il y manque en particulier les titres publiés d’abord en Allemagne, dont La Ligne de fuite (Flammarion), qui y a connu un beau succès. Traducteur de l’allemand vers le français et vice-versa, lui-même traduit dans les deux sens, l’auteur de La Traversée des fleuves (Le Seuil) revient dans ce nouvel ouvrage sur l’entre-deux langues qu’il habite depuis son exil forcé en France, sous l’Occupation, qu’il a traversée caché dans un pensionnat catholique. Dans un magnifique désordre obsessionnel, il y raconte à nouveau une adolescence littéralement interdite, mais pour articuler cette fois sa quête impossible d’une parole juste à la découverte salvatrice de Rousseau, Nietzsche, puis Kafka, figure tutélaire. Libres propos.

Georges-Arthur Goldschmidt : Je suis une curiosité historique, puisque j’ai deux arrière grands-pères nés au XVIIIe siècle. Mon père avait 27 ans en 1900. Ce qui explique mon histoire : j’ai été élevé au XIXe siècle par des gens du XIXe siècle, qui ont été frappés de plein fouet par la catastrophe nazie, sans même comprendre ce qui leur arrivait.

D’autant que votre famille était protestante, assimilée à la grande bourgeoisie de Hambourg ; on pourra presque dire plus allemande que les Allemands…

G.-A. G. : Totalement intégrée ; mes grands-parents s’étaient convertis au protestantisme au milieu du XIXe siècle. Si nous avons été frappés par les lois de Nuremberg, c’est parce que mes grands-parents étaient de confession israélite et qu’aux yeux des nazis la conversion n’avait aucune valeur. Ils étaient des « chrétiens debout » par opposition aux « chrétiens couchés », c’est-à-dire baptisés à la naissance. Toute l’absurdité criminelle du nazisme est dans ces mots… Comment une religion peut-elle devenir une race ? Probablement mon père a dû être baptisé vers sept ou huit ans ; il a été élevé dans le luthérianisme le plus rigoureux, et il a été déporté au camp de concentration de Theresienstadt où il a assuré les fonctions de pasteur protestant en vertu de la déclaration de Luther sur le sacerdoce universel. Folie de l’histoire ! Mon père, qui était à la fois aveugle et clairvoyant, a envoyé ses enfants à l’étranger. Une cousine très riche, s’est débarrassé de nous en nous mettant dans un pensionnat à Megève. Mon frère est ensuite entré dans la Résistance, moi je suis resté, caché dans le pensionnat, puis dans des fermes.

Vous n’aviez donc très vite plus aucun contact avec la langue allemande ?

G.-A. G. : Aucun. Mais l’allemand est une langue curieuse ; à dix ans vous êtes en pleine possession de tout le matériel linguistique, à l’exception des mots d’origine étrangère, parce que l’allemand fabrique son vocabulaire complexe en associant des éléments très simples. J’en donne des exemples dans le livre : l’hydrogène, c’est la matière à eau (Wasserstoff), l’azote c’est la matière qui étouffe (Stickstoff). En allemand il y a 2500 racines, 2500 mots avec lesquels vous faites des millions de mots si vous voulez. C’est le grand danger de cette langue, d’ailleurs. Vous en faites ce que vous voulez.

Le Poing dans la bouche est une sorte d’autobiographie de lecteur ; qui court de 1943 à 1950 environ, et dont le point culminant est la rencontre avec Kafka, en allemand, mais vous ne pouvez raconter cette rencontre, donner sa mesure, qu’en restituant tout un itinéraire, et en particulier la culpabilité innocente dans laquelle vous avez été jeté dès l’enfance : décrété juif, mais aussi allemand dans la France occupée, vous-même habité par une langue maternelle interdite, voire maudite.

G.-A. G. : J’étais à la fois un faux Allemand et un faux Juif, puisque protestant. Cela dit, la découverte littéraire essentielle, fondamentale, quelque temps avant Kafka, c’est Rousseau, et la façon dont il a parlé de l’inavouable. Quand j’ai lu ça, peu après la Libération, je n’en ai pas cru mes oreilles ; ma première réaction a été de me demander comment il était possible que la police ait pu l’autoriser. La grande découverte apportée par Kafka un peu plus tard a été celle du trouble, liée à celle de la raison, paradoxalement, grâce à la construction admirable et totalement adéquate à elle-même. C’était un vieux rêve, d’écrire un livre sur Kafka.

Avant de le concrétiser, vous aviez retraduit Le Procès et Le Château, pour Le Livre de poche, dans les années 70.

G.-A. G. : Oui, quand son œuvre s’est trouvée libre de droits, sans savoir que je m’y attelais en même temps que Bernard Lortholary. Sa traduction est élégante, très belle et juste. La mienne est tout à fait différente, parce que j’ai voulu rester absolument fidèle à la succession optique du texte de Kafka, sans la modifier jamais sauf quand la grammaire m’y obligeait, tandis que Bernard, pour des raisons d’élégance, a pris quelques libertés avec la disposition scénographique, si je puis dire, du texte. Ma traduction est volontairement plus rugueuse. Ce serait prétentieux d’affirmer qu’on pourrait en la retraduisant retrouver le texte d’origine, mais c’est ce que j’ai cherché. Le traducteur doit disparaître. Il ne doit jamais ajouter un mot, il ne doit jamais interpréter ou « penser que », quitte à être lourd. Un texte a une figure en vous, et si vous ne retrouvez pas cette figure physique, corporelle, c’est qu’il faut changer votre traduction.

On pourrait retrouver là le thème principal du Poing dans la bouche : l’incapacité des langues à se saisir elles-mêmes. Vous dites au fond qu’un traducteur doit restituer dans la langue d’accueil la manière avec laquelle l’écrivain n’a pas réussi à saisir l’insaisissable, s’il a réussi tout à fait autre chose.

G. -A. G. : Absolument. Et en même temps le traducteur est obligé de ne traduire que le texte, et rien d’autre que le texte. Il n’a pas le droit à la moindre interprétation. En français on a tendance à niveler, à raboter, à faire plus joli. Être plus élégant. Je me suis beaucoup battu avec mon admirable traducteur de La Ligne de fuite, Jean-Luc Tiesset… C’est un travail de romain, la traduction ! Personnellement je ne vis pas de ça, puisque j’ai été professeur (d’allemand, ndlr) pendant 37 ans ; j’ai été un traducteur de luxe. Parfois je prenais trois ans pour un livre. C’est qu’il faut une maturation, trouver le rythme du corps.

Vous insistez sur le fait que l’allemand serait beaucoup plus proche de la matière, du réel, que le français, dont vous dites par contre qu’il est une langue érotique. Pourquoi ?

G.-A. G. : Parce que le français possède l’expression du trouble. La Princesse de Clèves, par exemple : rien n’est dit, mais c’est l’un des textes les plus érotiques qui soient. Le côté réaliste de l’allemand empêche la distance nécessaire. L’allemand n’a pas de littérature érotique. Il n’y a qu’une littérature pornographique. L’allemand décrit le réel au point de prendre sa description pour le réel, ce qui peut devenir terrifiant. Il existe d’ailleurs une thèse fameuse de Leibniz, Pensées sans préjugé pour l’amélioration de la langue allemande, écrite en allemand, curieusement, pour dire que l’allemand est une langue admirable pour les charpentiers, les tailleurs de pierre, mais qu’elle est inapte à exprimer le politique. C’est une langue inscrite dans le matériau, ce qui peut d’ailleurs être très beau, et permet de tout dire. Je donne l’exemple du mot cadenas, qui se dit « une serrure qu’on accroche devant ». Tout est comme ça.

Vous n’êtes pas loin d’affirmer que la nazification de la langue allemande, qui a abouti à la terrifiante LTI décrite par Victor Klemperer (lingua tertii imperii), a été permise par cette qualité fondamentale de la langue allemande ?

G.-A. G. : Le fonctionnement de la langue allemande fait que vous pouvez accoler n’importe quoi à n’importe quoi. Vous accolez les mots les uns aux autres, vous obtenez des blocs d’autorité, une langue en béton. Je ne connais pas suffisamment d’autres langues pour affirmer qu’il s’agit d’une particularité ; le russe et le japonais ont, paraît-il, les mêmes capacités de juxtaposition, la même possibilité de jouer comme avec des briques. Cela donne, pour l’allemand, une virtuosité matérielle incroyable, mais on n’y trouve pas de mots généraux comme « éclat ». Vous n’avez pas ces espèces de termes mystérieux, pleins de sous-entendus. Par exemple, il n’y a pas d’équivalent des verbes français rentrer et sortir ; vous ne pouvez que dire comment vous entrez et sortez, il n’y a pas de terme générique. Vous êtes obligé chaque fois de passer par le détour du matériel. Ce qui est magnifique parfois. Le grand problème allemand, c’est l’inattention au style, Nietzsche et Heine mis à part, qui sont les grands génies de la langue allemande.

Dans un essai précédent, La Matière de l’écriture (Éditions Circé), vous compariez les langues à des visages. Ils partagent tous une singularité absolue, et une similitude qui ne l’est pas moins.

G.-A. G. : Absolument. Les visages humains sont tous pareils et tous différents ; les langues c’est la même chose.

Et les langues comme les visages sont marquées, façonnées par l’Histoire.

G.-A. G. Ainsi, la langue française a été façonnée à Versailles, par quelques personnes, alors qu’en Allemagne, c’est Luther qui a façonné la langue, en fabriquant le vocabulaire religieux, qui l’a fixée. Ainsi de cet exemple que j’adore donner : depuis Luther, le désespoir se dit « le comble du doute », en allemand, avouez que ce n’est pas mal en matière de propagande religieuse. L’allemand a été fixé religieusement alors que le français l’a été politiquement. C’est une différence irréductible. C’est pour ça que l’on n’y trouve ni le mot laïcité, ni le mot citoyen, qu’on traduit par « Stantsbürger », c’est-à-dire, le bourgeois de l’État. C’est terrible.

Le jeu de voilement dévoilement entre les deux langues vous permet d’approcher la question d’un anonymat qu’on retrouverait en chacun, au comble de la singularité, insaisissable, qui est l’objet obsessionnel de votre quête.

G.-A. G. : « Personne ne s’appelle on le nomme » : c’est une des phrases qui m’a le plus frappé ; elle est d’un grand poète présurréaliste que personne ne connaît en France, parce que c’est intraduisible, qui s’appelle Christian Morgenstern. Il a écrit Les Chants de la potence. Personne ne s’appelle on le nomme. Le nom qu’on donne à quelqu’un est indépendant de ce qu’il est. Qu’au comble de l’intime règne l’anonymat le plus absolu, c’est un postulat. Je suis certain que nous sommes tous plantés de la même manière en nous. Nous sommes chacun identiquement plantés en nous-mêmes malgré les différences biographiques invraisemblables.

Cette question de l’anonymat et de l’identité brutalement imposée par les autres m’amène à cette phrase que vous assénez « toute communauté finit tôt ou tard par ériger des bûchers », parce qu’elle prétend évacuer ce que tous les hommes ont en commun, paradoxalement.

G.-A. G. : On le voit bien aujourd’hui alors que réapparaît, c’est terrifiant, le poids des communautés c’est-à-dire de ce qui fixe, qui impose une parole fixée en dehors de laquelle on n’imagine même pas que vous puissiez penser.

C’est une « parole pétrifiée », morte, ossifiée, hors de laquelle rien n’existe. La communauté évacue tout ce que les hommes ont en commun, exactement. À rebours, la grande découverte française, au XVIIIe siècle, il faut le rappeler, aussi ridicule que ce soit, c’est la notion de société. Le génie français, c’est la société, la civilité.

J’aimerais évoquer le caractère désordonné et pourtant profondément logique de ce que vous écrivez. Ce désordre, ce trouble qui contamine le texte, et sans doute parce que vous gardez toujours une même quête obsessionnelle, n’est jamais confus. Mais il procède d’une grande liberté : je songe à ces ruptures de ton que vous vous autorisez, à rebours des discours rhétoriques, ordonnés, comme si vous vous refusiez à l’obligation tacite de la correction. Ce qui n’est pas sans rapport avec la notion de correction physique, vous jouez parfois de cette ambivalence du terme correction, d’ailleurs.

G. -A. G. : Je n’ai jamais… Comment dire… Ma mère avait 36 ans quand je suis né ; c’était une grande dépressive. Elle partait en vélo en chemise de nuit pour se jeter dans la rivière, des choses comme ça. Elle était une immense pianiste, mais jamais plus d’un quart d’heure : après, c’était fini. J’ai hérité de cette incapacité à me concentrer longtemps sur une chose. J’ai dû être effectivement difficile à supporter dans cet internat où j’ai fait l’objet de tant de châtiments corporels. La directrice avait très vite vu que j’étais indisciplinable.

 Vous placez au cour de votre lecture du Procès de Kafka cette question de la flagellation, de l’émoi et de la honte constitutives de la personnalité…

G.-A. G. : Ce n’est pas moi qui l’y met, elle y est. Même si personne ne parle de ce chapitre, c’est d’autant plus étonnant qu’il est central, au beau milieu du livre – et ce quel que soit l’ordre qu’on choisit, puisqu’il y a eu des controverses sur ce plan, de toute façon il est toujours au milieu. Comment ne pas le voir ?

Vous écrivez : « Entre les langues passe ce qu’elles manquent et circule ce dont elles proviennent ». Vous écrivez également : « Tout commence par l’étonnement », ce qui ne peut que faire penser à la fameuse diatribe de Céline ; au commencement n’était pas le verbe, mais l’émotion. Vous y avez pensé ?

G. -A. G. : Non… C’est curieux, d’ailleurs, que je n’en ai pas parlé. J’ai pourtant lu Mort à crédit en 1948, avec une admiration totale. Et vous avez raison ; l’étonnement est une émotion, puisqu’il désigne la parole qui manque tout à coup, comme l’émotion. L’émotion est la preuve du langage puisqu’il échoue à la formuler. Ou plutôt : l’émotion c’est la défaillance du langage devant la parole. La parole vient toujours de l’émotion. D’ailleurs la philosophie aussi, qui interroge l’incapacité à faire se rejoindre raison et émotion. Heureusement qu’il y a des émotions, ça prouve que le langage manque à l’appel.

Où l’on retrouve Kafka, dont vous dites : « Kafka atteint ce que la philosophie manque », et, quelques pages plus loin « Kafka met le propos de la philosophie à nu ».

G. -A. G. : Il est étonnant de constater à quel point Kafka et Wittgenstein sont proches l’un de l’autre. Il y a chez Kafka cette fameuse phrase qui dit le fait de « se heurter le front à son propre os frontal », et qui fait songer à la philosophie en tant qu’elle serait les bosses que la pensée s’est faite. L’un et l’autre ont la parfaite conscience de l’insaisissabilité de ce dont ils parlent. Là où les philosophes croient en général qu’ils peuvent y arriver, les écrivains comme Kafka savent que ce n’est pas le cas.

Je vous propose de conclure sur le titre d’un essai de Robert Rochefort dont vous parlez, Kafka ou l’irréductible espoir. Vous précisez que cette irréductibilité n’est rien, mais elle est irréductible, ce que j’ai envie de mettre en rapport avec la dernière phrase de votre livre, qui reprend un de vos précédents titres : « Dans l’irrémédiable présence du Dieu absent ». Serait-ce l’insaisissable de toute philosophie ?

G.-A. G. : C’est la question de l’insaisissable, effectivement. Mais l’insaisissable ne se manifeste que parce qu’on lui court après. La cause est perdue, mais c’est comme le langage lui seul nous dit qu’il se manque, et seule la cause perdue nous fait savoir qu’elle l’est. Si le langage était adéquat, si les mots et les choses se mettaient à coïncider, ce serait la fin du monde. Le drame, c’est que l’on attend toujours des langues qu’elles coïncident avec ce qu’elles disent. Heureusement qu’elles ne le font pas.

Ce qui entraîne un rapport évident avec la question de l’identité. On attend des gens qu’ils coïncident avec ce qu’on leur dit qu’ils sont. Heureusement qu’ils ne le font pas.

G.-A. G. : Avec l’identité qu’on leur impose. Moi je n’ai pas d’identité ; ce qui me fascine, c’est ce point vide.

Est-ce là ce que vous appelez l’irrémédiable présence du dieu absent ?

G.-A. G. : Oui, c’est ça. D’ailleurs, seul un athée peut formuler l’idée de Dieu. Dieu n’existe que parce qu’il n’existe pas. Nous ne sommes que parce qu’il y a le vide. Un monde sans vide serait terrifiant.